La méthode de [Marian] Stuart et [Joseph] Lieberman permet d’améliorer considérablement notre capacité d’écoute – et donc notre rapport aux autres – sans avoir besoin d’être psychiatre. De se rapprocher des gens qui comptent le plus, nos conjoints, nos parents, nos enfants, comme nous n’avons jamais appris à le faire. Or, en faisant cela, en approfondissant nos relations, nous nous soignons aussi nous-mêmes.
Les Questions de l’ELFE
La technique se résume en cinq questions qui se succèdent assez vite. Un bon moyen mnémotechnique pour s’en souvenir est de poser « les Questions de l’ELFE ». Comme dans les contes de fées, c’est l’ELFE qui transforme le quotidien banal en un instant magique.
pour « Que s’est-il passé?« Pour établir une connexion avec une personne qui souffre, il faut évidemment qu’il vous raconte d’abord ce qui s’est produit dans sa vie et lui a fait mal. C’est ce qu’il vous décrira en répondant à la question : « Que t’est-il arrivé? » La découverte de Stuart et Lieberman sur ce point est qu’il n’est pas indispensable d’entrer dans les détails, bien au contraire. L’important est d’écouter en interrompant la personne le moins possible pendant trois minutes, mais à peine plus. Si cela vous semble peu, vous serez sans doute surpris d’apprendre que, en moyenne, un médecin interrompt son patient après dix-huit secondes.
Au-delà de trois minutes, si vous laissez votre interlocuteur se perdre dans les détails, vous risquez de ne jamais arriver à l’essentiel. Et l’essentiel, au fond, ce ne sont jamais les faits, mais les émotions. Il faut donc rapidement passer à la deuxième question, bien plus capitale.
pour Émotion. Très vite, la question que vous devez poser est : « Et quelle émotion as-tu ressentie? » Cela pourra souvent vous paraître superflu. J’ai enseigné cette méthode à des médecins généralistes au Kosovo après les horreurs de la guerre de 1999. Un jour, un de mes « élèves » s’est retrouvé face à une femme qui se plaignait d’avoir toujours mal à la tête, au dos, aux mains, de ne pas dormir, de perdre du poids. Le pauvre homme faisait défiler dans sa tête tous les diagnostics possibles de l’encyclopédie médicale, de la syphilis à 1a sclérose en plaques … Je lui ai suggéré à l’oreille de lui demander simplement: « Qu’est-ce qui vous est arrivé? » En quelques secondes, elle lui a confié qu’elle n’avait plus de nouvelles de son mari, qui avait été enlevé par des miliciens serbes deux semaines plus tôt. Elle se disait qu’il devait être mort. Elle n’avait sans doute eu personne d’autre à qui raconter cela, tant ces histoires étaient monnaie courante. Assurément, on pouvait imaginer ce qu’elle avait dû ressentir, et le médecin hésitait terriblement sur la deuxième étape. Cela paraissait trop évident; poser la question avait quelque chose de presque insultant. Je l’ai encouragé, malgré tout. Il est parvenu à articuler, timidement: » …Et qu’avez-vous ressenti quand c’est arrivé? » C’est à ce moment que la femme a, enfin, fondu en larmes. « J’étais terrifiée, docteur, terrifiée … » Il lui a pris le bras et l’a laissée pleurer un peu. Cela faisait si longtemps qu’elle en avait besoin. Puis il a enchaîné avec la plus importante de toutes les questions.
pour Le plus difficile. Le meilleur moyen de ne pas se noyer dans l’émotion, c’est de plonger jusqu’au fond, au plus dur, au cœur de la douleur. C’est seulement là qu’on peut donner le coup de pied qui fait remonter à la surface. A nouveau, c’est une question qui semble impolie, ou « indécente « , compte tenu de ce que vivre une telle situation veut dire. C’est pourtant la plus efficace de toutes les questions : « Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous? – Le fait de ne pas savoir quoi dire aux enfants, a répondu la femme sans hésiter. Moi, je savais depuis longtemps que ça allait arriver, et mon mari et moi en avions souvent parlé. Mais les enfants … Qu’est-ce que je peux faire pour les enfants… » Elle fut prise de sanglots plus violents que les précédents. Ce qu’elle venait de dire, ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais quand elle avait parlé de sa terreur d’avoir perdu son mari… Mais de toute évidence, pour elle, c’était autour de ses enfants que toutes les émotions s’étaient cristallisées. Si nous ne lui avions pas demandé, jamais nous ne l’aurions deviné …
La question « L » est magique parce qu’elle sert à focaliser l’esprit de celui qui souffre. Elle lui permet de commencer à regrouper ses idées sur le point fondamental, celui qui fait le plus mal, alors que, livré à lui-même, son esprit – le nôtre – a tendance à partir dans toutes les directions…
pour Faire face. Après avoir permis à l’émotion de s’exprimer, il faut ensuite profiter du fait que l’énergie est concentrée sur la source principale du problème: « Et qu’est-ce qui vous aide le plus à faire face? « Avec cette question, on tourne l’attention de celui à qui on parle vers les ressources qui existent déjà autour de lui et qui peuvent l’aider à s’en sortir, à se ressaisir. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des gens à se sortir des situations les plus difficiles. Ce dont ils ont souvent le plus besoin, c’est qu’on les aide à retomber sur leurs pieds; pas qu’on règle les problèmes à leur place. Nous avons tous du mal à comprendre et à admettre que les hommes et les femmes qui nous entourent sont plus forts, plus résistants, qu’on ne le croit généralement. Que nous sommes nous-mêmes plus forts et plus résistants que nous ne le croyons. Ce que j’ai dû apprendre – avec difficulté – à mes élèves médecins, nous devons tous l’apprendre aussi dans nos relations affectives. Au lieu de penser « Ne reste pas là comme ça! Fais quelque chose! » lorsque quelqu’un exprime son émotion et sa douleur, nous devons plutôt penser « Ne fais rien! Reste là comme ça ! » Car c’est bien le rôle le plus bénéfique que nous puissions souvent jouer : être simplement là et accompagner, au lieu de proposer des solutions les unes après les autres ou de prendre les problèmes qui ne nous appartiennent pas sur nos épaules.
La femme albanaise du Kosovo a commencé par réfléchir un instant. « Ma sœur et mes voisins, a-t-elle répondu, nous sommes tous un peu dans la même situation et nous sommes ensemble tout le temps. C’est vrai qu’ils sont formidables avec les enfants. » Cela ne résolvait rien, évidemment, mais elle voyait un peu mieux vers où se tourner pour ce dont elle avait le plus besoin dans l’immédiat. Et le simple fait de le savoir faisait qu’elle se sentait moins perdue…
pour Empathie. Enfin, pour conclure l’interaction, il est toujours utile d’exprimer avec des mots sincères ce que l’on a éprouvé en écoutant l’autre. Pour simplement lui communiquer que nous avons, pendant quelques minutes, partagé son fardeau. A la fin de la conversation, il repartira seul avec son lourd bagage, mais, pendant ces quelques instants, nous l’aurons tenu ensemble et nous comprenons donc mieux sa douleur. Ce souvenir lui permettra de se sentir moins seul sur la route où il s’est engagé. Le plus souvent, quelques mots très simples suffisent, par exemple: « Ça doit être dur pour vous », ou « Je suis désolé de ce qui vous est arrivé; j’étais ému, moi aussi, en vous écoutant ». Les enfants qui accourent vers leur mère quand ils se sont fait un « bobo » saisissent très bien cela; souvent mieux que les adultes. De toute évidence, leur mère ne peut pas grand-chose contre la douleur. Elle n’est ni médecin ni infirmière. Mais ce n’est pas seulement la douleur qui doit être soulagée, c’est surtout la solitude! Les grandes personnes aussi ont besoin de se sentir moins seules quand elles souffrent…
Notre patiente au Kosovo n’est pas sortie guérie de sa consultation de quinze minutes. Mais elle était plus forte et bien moins seule. Son médecin, lui, a eu l’impression d’avoir été plus efficace que s’il avait prescrit une batterie d’examens inutiles ou des médicaments qui n’auraient servi à rien. Lui aussi comme tous les Kosovars que j’ai rencontrés là-bas! – tant albanais que serbes -, avait beaucoup souffert et ses émotions étaient presque aussi fragiles que celles de cette dame qui sortait maintenant de la consultation. Mais, en le regardant, j’ai eu le sentiment qu’il allait lui-même mieux. Il semblait plus détendu, plus sûr. Comme si ce bref entretien les avait grandis tous les deux. Comme si chacun en avait tiré un peu plus de dignité. En se connectant avec elle, en lui apportant un peu de son humanité, il s’était également soigné lui-même.
C’est ainsi, dans ces échanges réussis, même s’ils ne nous « guérissent » pas instantanément, que notre cerveau émotionnel se développe; qu’il devient plus confiant dans notre capacité à entrer en relation avec les autres, et donc d’être « régulé » par eux, comme il en a besoin. Et c’est cette confiance qui nous protège de l’anxiété et de la dépression…
La maîtrise de la communication émotionnelle ne s’obtient pas en une journée ni en un mois. Pas même en un an… Pour moi, l’art de la communication émotionnelle…requiert une maîtrise de l’énergie qui demande sans doute toute une vie pour être parfaitement affinée. J’ai… acquis une expérience suffisante pour être intimement persuadé qu’il est tragique de traverser la vie sans s’atteler à cette tâche fondamentale: améliorer, toujours, sa communication émotionnelle. Même si cela peut se perfectionner à l’infini, ce n’est qu’une raison de plus pour s’y mettre sur-le-champ…
Il est encore plus facile de développer cette maîtrise lorsqu’on combine son apprentissage avec celui de la cohérence du rythme cardiaque. En stabilisant le cerveau émotionnel et en le rendant plus réceptif à notre ressenti en même temps qu’à celui des autres, la cohérence cardiaque nous permet de trouver les mots plus facilement et de rester centré sur notre intégrité.
Je me suis longuement étendu sur l’impact de la régulation émotionnelle, sur la meilleure manière de gérer l’influence que nous exerçons mutuellement les uns sur les autres. Après la maîtrise de la physiologie grâce aux différentes méthodes centrées sur le corps décrites dans la première partie de ce livre, la gestion de la communication est certainement l’étape essentielle pour guérir son cerveau émotionnel. Toutefois, il en est une autre qui est grandement négligée depuis cinquante ans en Occident. Il s’agit de l’importance de ce que nous pouvons faire non pour nous-mêmes, mais pour les autres. De notre rôle dans la communauté où nous vivons, au-delà de notre personne et même de nos proches. L’homme est un animal profondément social. Nous ne pouvons pas vivre heureux, nous ne pouvons pas guérir au fond de nous-mêmes, sans trouver un sens dans notre rapport au monde qui nous entoure, c’est-à-dire dans ce que nous apportons aux autres.
LA COMMUNICATION ÉMOTIONNELLE par DAVID SERVAN-SCHREIBER