L’aventure intérieure
Posté par othoharmonie le 9 septembre 2011
- par Jacques Brosse : Article paru dans le hors-série n° 28 du Nouvel Observateur : La soif de Dieu : voyage au coeur des religions: Propos recueillis par Jean-Philippe de Tonnac et Catherine David.
En 1987, Jacques Brosse a reçu le grand prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Essayiste, naturaliste, psychanalyste, encyclopédiste… Autant de cages qui n’ont jamais su retenir cet étrange oiseau. Le parcours intérieur de cet intime de Michaux, de Cocteau, de Bachelard, de Lévi-Strauss, du maître zen Deshimaru, est plus surprenant encore. Doué d’une curiosité insatiable, Jacques Brosse est passé par la psychanalyse et l’expérience scientifique des drogues, il a interrogé ses rêves et son enfance avec le scalpel du chirurgien, pratiqué le raja yoga, vécu auprès des Indiens d’Amérique latine et reçu d’un moine japonais la mission d’enseigner le zen depuis près de vingt ans. Pour parler de l’expérience spirituelle commune à tous les enseignements traditionnels, Jacques Brosse est irremplaçable.
Le Nouvel Observateur. – Qu’y a-t-il de commun à toutes les expériences spirituelles?
Jacques Brosse. – Il n’existe qu’une expérience spirituelle : se mettre en face de soi-même. C’est le fameux Qui suis-je? Une question à laquelle chacun doit répondre pour soi… Il vient un moment dans la vie où l’on doit se poser cette question. Mais pas trop tôt. Souvent, la question se pose après la trentaine. On se dit: Bien, j’ai déjà un peu construit ma vie, mais qu’est-ce que je fais vraiment? L’expérience spirituelle prend donc l’aspect du « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » inscrit au fronton du temple de Delphes. C’est pour moi une définition de la quête spirituelle.
N. O. – En quoi le fait de se connaître soi-même permet-il de connaître l’univers?
J. Brosse. – Pour un Occidental, l’expérience revient à mettre en doute ses certitudes: l’individu d’un côté, le monde de l’autre; l’âme d’un côté, le corps de l’autre. Des positions que nous appelons dualistes et qu’inspire le combat du bien et du mal.
N. O. – Vous refusez les notions de bien et de mal ?
J. Brosse. – Dans l’absolu il n’y a ni bien ni mal puisque ce qui est bien devient mal et réciproquement. A un autre niveau, il faut bien prendre parti mais sans oublier que dans ce bien il y a peut-être un peu de mal, que dans le criminelle plus endurci il y a du bien.
N. O. – Qu’est-ce que la mystique par rapport à l’expérience spirituelle?
J. Brosse. – Toute expérience spirituelle est mystique et initiatique. On peut distinguer dans toutes les voies une expérience immédiate, à travers laquelle le mystique entre directement en relation avec la divinité; s’il s’agit de méditation zen, on parle de sa tari ou d’illumination. Il existe une autre voie, qui vous permet de vous élever graduellement. La grâce n’est pas l’objet d’un calcul, elle est donnée indépendamment des fins que l’on s’est assignées. Cependant, si l’on n’est pas préparé à la grâce, on peut la recevoir et ne pas s’en apercevoir. Les enfants aussi peuvent avoir des éveils, mais les adultes sont souvent incapables de comprendre de quoi il s’agit.
N. O. – Que cherche-t-on à connaître? Le « moi » social, le « moi » familial, ou s’agit-il d’autre chose ?
J. Brosse. – Les bouddhistes répondent que c’est la nature de Bouddha. Nous sommes des éveillés et nous ne le savons pas. L’éveil peut être comparé au fait de recouvrer la vue pour un aveugle de naissance. C’est se connaître, non plus en tant qu’individu séparé mais participant àl’univers et relié aux autres.
N. O. – Est-ce connaître son inconscient ?
J. Brosse. – Ce serait réducteur, parce que l’inconscient est un concept plutôt négatif. Pour les psychanalystes, le moi n’est pas quelque chose à quoi l’on puisse se raccrocher. Il naît du conflit entre le « ça » et le « surmoi », il est une force de résistance à l’un et à l’autre, c’est tout. La question est de savoir ce qui reste lorsqu’on réalise que le moi est une fiction.
N. O. – Vous avez fait une psychanalyse. Dans quel contexte?
J. Brosse. – Le plus classique possible: une analyse freudienne. C’est très bien de remettre le moi en marche, mais ce n’est pas suffisant. A l’origine, la psychanalyse a été conçue pour soigner des névrosés, non pour guérir des gens normaux. A la fin de sa vie, Jung disait que si on lui trouvait quelqu’un de normal, il le guérirait.
N. O. – La psychanalyse est-elle un préalable nécessaire à l’expérience spirituelle?
J. Brosse. – Ce n’est pas indispensable. Un maître idéal serait celui qui connaîtrait la psychanalyse de l’intérieur, pour distinguer ce qui est psychique de ce qui est spirituel.
N. O. – Pouvez-vous définir ces termes?
J. Brosse. – Dans le langage des mystiques, on dit psychique et pneumatique, de pneuma en grec, le souffle, l’esprit. Ce qui est psychique est de l’ordre de l’âme, ce qui est spirituel est de l’ordre de l’esprit. Ce qui fait l’unité de l’individu, c’est le corps, lui-même changeant, impermanent.
N. O. – Comment peut-on situer l’inconscient dans le bouddhisme?
J. Brosse. – Il n’y a pas d’inconscient dans le bouddhisme, en ce sens qu’il est seulement l’une des consciences. Le bouddhisme distingue de six à huit consciences. Il y a une conscience pour chacun des sens qui sont au nombre de six, le sixième étant le mental qui cherche à faire la synthèse des cinq premiers. La septième est une autre forme du mental qui tend vers l’universel. La huitième est la conscience fondamentale, âlaya, qui correspond à peu près à l’inconscient collectif de Jung, mais beaucoup plus étendu. L’analyse de la conscience évite la fracture du conscient et de l’inconscient. La conscience âlaya est composée de l’expérience personnelle de l’individu, de son expérience actuelle, de son karma, du karma de ses parents, du karma de l’humanité, de l’univers tout entier. Au moment de l’éveil, c’est cette conscience qui est purifiée.
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