La sagesse, c’est-à-dire la connaissance de la nature véritable des choses, est l’antidote direct à l’ignorance. La nature véritable de tout phénomène, de toute chose, est la vacuité. Mais qu’est-ce que le vide (shunyata) au sens bouddhiste ? Il s’agit du fait que toute chose est vide de caractéristiques, de propriétés. Ce mot fait donc référence à l’espace qui n’a ni forme, ni couleur. Les propriétés et les caractéristiques des personnes et des choses n’existent pas en elles-mêmes, mais uniquement en relation avec leur contraire ou en comparaison avec autre chose. Si l’on demande, par exemple, à un enfant si un éléphant est grand, il répond que oui. Si on lui demande, si une fourmi est grande, il dit que non. Pourquoi ? Dans le premier cas, l’enfant compare son corps et celui de l’éléphant, voit que la taille de l’éléphant est supérieure à la sienne et dit qu’il est grand. Dans le second cas, l’enfant compare son corps et celui de la fourmi, voit que la taille de la fourmi est inférieure à la sienne et dit qu’elle est petite. Donc, ce qui permet à l’enfant de répondre, c’est le fait qu’il se prend lui-même, instinctivement, comme point de comparaison. Mais si l’on change le point de comparaison, la réponse change aussi (si l’on pouvait poser la question à une baleine, sans doute dirait-elle que, de son point de vue, un éléphant est petit). Ainsi, il n’est pas possible de donner une réponse (absolue) à la question “un éléphant est-il grand ?” Tout ce que l’on peut faire, c’est répondre par une nouvelle question “comparé à quoi ? de quel point de vue ?”
On peut, bien sûr, appliquer le même type de raisonnement à d’autres couples que le couple grand-petit. On peut l’appliquer aux couples lourd-léger, dur-doux, fort-faible, haut-bas, proche-lointain, clair-obscur, etc. Prenons l’exemple du couple jouissance-souffrance. Si une personne est habituée à vivre dans un grand château, et qu’elle est obligée d’aller vivre dans un simple appartement, elle trouve cela terrible. Si au contraire une personne est habituée à vivre dans la rue, et qu’elle a l’occasion d’aller vivre dans un simple appartement, elle trouve cela merveilleux. Alors, vivre dans un appartement, est-ce terrible ou merveilleux ? Si une personne pense être en bonne santé et que son médecin lui dit qu’elle a l’appendicite, elle a l’impression d’être malchanceuse. Si une personne pense avoir le cancer de l’estomac, et que son médecin lui dit qu’elle a l’appendicite, elle a l’impression d’être chanceuse. Alors, avoir l’appendicite, est-ce de la chance ou de la malchance ?
Autre exemple : il y a des gens qui travaillent toute la journée et qui en rentrant chez eux le soir vont boire une bière devant la télé. La première activité leur paraît plutôt ennuyeuse, tandis que la seconde leurs paraît plutôt euphorisante. Mais il y a aussi des gens qui sont au chômage depuis plusieurs années, qui cherchent déespérément du travail, et qui n’ont rien d’autre à faire que de tuer le temps en buvant de la bière devant la télé. Pour ces gens, le travail apparaît comme une source de joie, alors que le fait de boire une bière devant la télé leur apparaît comme une activité fort ennuyeuse. Donc, le travail n’est pas en soi quelque chose d’ennuyeux, et le fait de ragarder la télé n’est pas en soi quelque chose d’agréable.
Prenons encore l’exemple du couple moi-autre. Les gens disent: si l’on frappe mon corps je souffre, mais si l’on frappe autre chose que mon corps je ne sens rien; il est donc logique de considérer mon corps comme étant moi, et ce qui n’est pas mon corps comme n’étant pas moi. C’est faux ! Si je coupe mes ongles ou mes cheveux, je ne ressens rien, mais si ma maison brûle ou un ami a un accident, je souffre ! Ils disent aussi: je peux commander à mon propre corps qui m’obéit, mais ma volonté n’agit pas sur ce qui est à l’extérieur de mon corps; il est donc logique de considérer mon corps comme étant moi, et ce qui n’est pas mon corps comme n’étant pas moi.
C’est faux ! Je ne peux pas contrôler par ma volonté la vitesse à laquelle coule le sang dans mes veines ni la couleur de mes cheveux, mais par ma volonté, en priant par exemple, je peux influer sur le cours de certains évènements. Et encore: je peux percevoir le monde par le biais de mon corps, mais pas par le biais du corps d’autrui; il est donc logique de considérer mon corps comme étant moi, et ce qui n’est pas mon corps comme n’étant pas moi. C’est encore faux ! Lorsque, par exemple, nous racontons à autrui nos vacances, momentanément celui-ci perçoit le monde par le biais de nos sens, et lorsque nous regardons la télévision, nous voyons le monde par le biais des yeux d’autrui.
Et quand est-il du couple bien-mal ? Le bien n’existe que par opposition au mal, et inversement. Puisque le bien a besoin du mal pour exister, alors le bien n’est pas vraiment bien et inversement. De plus, un mal peut engendrer un bien et vice et versa. Par exemple, une personne peut commettre un délit, aller en prison et y trouver l’âme sœur ; au contraire, une personne peut gagner au loto, s’acheter une voiture sportive et se tuer au volant.
Une autre preuve que les 2 membres d’un couple n’ont pas d’existence véritable est que si ils en avaient une, il serait possible d’identifier clairement la frontière qui les sépare, mais ce n’est pas le cas. Prenons l’exemple du couple coup-caresse. Si les 2 entités de ce couple existaient vraiment, on devrait pouvoir trouver la frontière qui les sépare. Si quelqu’un touche mon corps avec peu de force, je considère qu’il s’agit d’une caresse; si cette personne touche mon corps avec beaucoup de force, je considère qu’il s’agit d’un coup. Mais si je cherche le seuil qui sépare la caresse du coup, il m’est impossible de le déterminer avec précision.
En fait, c’est parce que nous sommes sans arrêt en train de nous dire que les choses sont comme ceci ou comme cela, que les choses semblent être comme ceci ou comme cela. Par exemple, si nous nous levons le matin mal réveillé, que nous nous cognons le pied en allant aux toilettes, et que nous pensons : « aïe, non, ça fait mal » nous allons véritablement nous sentir mal. Si au contraire nous pensons « ha, ça fait du bien, ça m’a réveillé », nous allons véritablement nous sentir bien. Ou bien, si nous sommes devant un paysage, et que nous pensons : « c’est magnifique ! », le paysage nous apparaîtra comme tel; mais si nous pensons « comme c’est triste ! ». On peut alors constater que la réalité n’a pas le pouvoir de nous nuire, de nous mettre en danger ; seul l’attachement à nos pensées a ce pouvoir.
Extrait issu du site de Xavier Plantefol, créateur de Terra Incognita : http://www.terre-inconnue.ch/