Les tics du langage
Posté par othoharmonie le 10 août 2012
Ce que nos tics de langage disent de nous
Mots béquilles ou expressions dans l’air du temps ont envahi notre langage, sans que nous en ayons conscience. Si la plupart n’apportent rien à la précision du message, ils sont révélateurs de notre époque et dévoilent beaucoup sur chacun de nous.
À quoi servent ces petits mots égrainés tout au long de nos phrases et tellement agaçants (chez les autres !) quand nous en prenons conscience ? « C’est clair », « Absolument », « Voilà… », « Hallucinant », « Grave », « Juste pas possible »…
« Ce sont des chevilles qui tiennent le discours, explique Pierre Merle, sociologue, auteur de nombreux livres sur le langage. Sans elles, la personne qui parle aurait l’impression que sa phrase est bancale. Le procédé n’est pas nouveau, Balzac s’en plaignait déjà… Plus récente est leur prolifération, issue du syndrome télévision et radio, où le silence est totalement banni : il faut remplir l’espace avec de nombreux mots destinés à prolonger la phrase. Pourquoi dire “absolument” ou “tout à fait” quand un bref “oui” suffirait ? Ces formules sont reprises ensuite par tous, non seulement parce nous les entendons sans arrêt, mais parce que s’approprier le tic de quelqu’un est une manière d’essayer de lui ressembler. » Le tic sert aussi à créer une complicité dans un groupe social donné, une génération particulière. Imagine-t-on une sexagénaire asséner « grave » tous les deux mots ? Non, pas plus qu’un jeune ne dirait « surréaliste »…
Des mots d’époque
Les spécialistes de la langue le reconnaissent humblement : la naissance et la mort d’un tic leur restent mystérieuses. En revanche, il éclaire la société dans laquelle il prolifère. Prenons l’envahissant « c’est clair », alors que jamais le monde ne nous a paru aussi opaque. Ou la formule « entre guillemets » qui permet « de dire sans dire tout en le disant », comme le note Pierre Merle. Ne traduit- elle pas une certaine frilosité, une langue de bois, dont usent et abusent les experts de tout ordre et que nous reprenons en choeur ?
Que dire encore de l’obsédant « je gère », terme économique qui envahit même nos propos les plus intimes. Désormais, nous gérons tout : notre portefeuille d’actions comme notre vieille mère malade, la caisse du chat ou encore notre dernier échec amoureux. Il y a aussi – et la liste serait sans fin – les tics qui ferment la porte à la discussion, tel le « c’est évident », qui renvoie l’interlocuteur à sa stupidité, ou encore le « point barre », qui lui claque la porte au nez, mais surtout empêche tout prolongement éventuel. Aurionsnous peur de débattre ?
C’est ce que pense le psychiatre Yves Prigent, auteur de Débandades dans la blabasphère(Ed. Calligrammes 2011. Pour lui, le tic, loin d’être un outil de communication, est un mot paresseux : « Il sert à faire le bruit de la parole, sans en contenir aucune, comme la musique que l’on entend dans les supermarchés, destinée à endormir le client. » En voulant apaiser son interlocuteur, le rassurer – « Tu vois, je parle la même langue que toi » –, nous ne prenons pas le risque de le déranger, ni d’être nous-même dérangé, avec une parole vraie, vive, non convenue. La recherche de la complicité prime sur le contenu du discours, « tout va sans dire ». Ainsi les formules « voilà » ou « vous voyez », alors qu’il n’y a rien à voir… et rien à entendre non plus. Selon Yves Prigent, notre société immature favorise un langage proche du babil de l’enfant avec sa mère qui le comprend à demi-mot. Conséquence : la langue s’appauvrit, la vraie communication en pâtit.
Des mots « écran »
Pour éviter de nous mettre en danger d’échanger sincèrement, nous nous contentons d’asséner des formules toutes faites. Les mots servent alors à cacher un contenu émotionnel. « “Chez nous, on n’est pas cocu, on est juste malheureux”, écrivait Marcel Pagnol. Aujourd’hui, à la place de “je stresse”, qui dirait “j’ai du chagrin”, “je suis triste” ou “je suis en colère”, termes autrement plus engageants pour soi et pour notre interlocuteur ? » interroge le psychiatre.
Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter, il est nécessaire de distinguer le tic d’appartenance, que toute une époque utilise plus ou moins – sciemment adopté donc, même s’il se meut en automatisme au fil du temps – du tic involontaire qui trahit une histoire personnelle, sans que son utilisateur n’en ait conscience. D’après le psychanalyste, le tic est une véritable manne : « Celui qui commence toutes ses phrases par “c’est vrai que” interroge quelque chose : ce qu’il disait avant était-il faux ? Est-il obligé d’asséner que ce qu’il dit est vrai, car il n’en est pas lui-même très sûr ? Répété des dizaines de fois, il est là pour balayer ses doutes, le rassurer. Il peut s’agir d’une personne qui a du mal à croire en ses propres sensations. »
Attention toutefois : avant de se lancer d’un air entendu dans l’analyse sauvage de ceux de notre entourage, il faut savoir qu’un tic sert souvent d’écran de fumée. « Méfions-nous de son sens littéral, met en garde Jean-Pierre Winter. Ainsi, le fameux “c’est clair” : s’agitil d’une recherche de clarté pour quelqu’un qui avance à tâtons dans son histoire ? Parle-t-il d’un grand-père clerc de notaire, d’une nounou regrettée appelée Claire ? Seul un travail d’association dans un cadre analytique pourra en décrypter le véritable sens. » Si le tic renferme une problématique personnelle, il n’est jamais que la clé qui ouvre une porte sur l’inconscient, mais reste tout de même à trouver la serrure. Ces tics-là sont les plus agaçants pour l’entourage. « Nous nous rendons compte que la personne ne s’entend pas le dire, qu’elle reste dans son univers mental, où nous n’avons pas notre place, fait remarquer encore Jean-Pierre Winter. D’où l’agacement et l’incompréhension, car cette personne non plus ne sait pas à quoi elle est en train de faire référence. »
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