VUE PAR SRI AUROBINDO
par Michel Danino
Ce texte a été présenté lors d’un séminaire tenu à New Delhi les 21-24 novembre 1998 à l’occasion du 125e anniversaire de la naissance de Sri Aurobindo. Ce séminaire était organisé par le ministère de l’Éducation avec la collaboration du Conseil national de recherches et formation pédagogiques, et du Conseil indien de recherches philosophiques
Si je puis me permettre de commencer par quelques mots de nature personnelle, j’aimerais dire que je suis presque chaque jour de ma vie conscient d’un double privilège : celui d’avoir posé le pied en Inde il y a maintenant vingt et un ans, et celui d’avoir découvert Sri Aurobindo et Mère encore plus tôt. Plus tôt, c’est-à-dire lorsque j’étais un adolescent en France, en 1972, l’année du Centenaire de Sri Aurobindo. Je n’aurais jamais pu imaginer alors que, vingt-cinq ans plus tard, je serais invité à participer à la commémoration de son 125e anniversaire. Tout ce que je savais, c’est que je n’avais rien trouvé en France ou en Occident qui puisse donner à ma vie son plein sens ; rien – ni dans sa science, ses philosophies ou même sa culture – qui puisse me convaincre que la vie valait la peine d’être vécue. Les quelques premières pages que je lus de Sri Aurobindo mirent fin à cette quête – et furent bien entendu le début d’une autre.
La vie en Inde a été une autre aventure – et pourtant la même. Cela a été une expérience enrichissante et croissante de chaque instant, que j’ai toujours tenté de voir avec le regard de Sri Aurobindo, si j’ose dire. Car je ne crois pas que quiconque ait réussi à mieux exprimer, et avec autant de beauté, ce que l’Inde est, ce qu’elle représente pour elle-même et pour le monde. Et non seulement de l’exprimer, mais d’y œuvrer.
Non pas que l’Inde soit aujourd’hui le paradis que nous tous rêvons qu’elle soit – loin de là. Mais Sri Aurobindo voyait toujours derrière les apparences du moment, aussi décourageantes puissent-elles être. Et il voyait l’ancienne force de l’Inde, les causes de sa déchéance, la certitude de sa renaissance. Soixante années durant, depuis ses études à Cambridge jusqu’à son départ en 1950, sa volonté de voir le destin de son pays s’accomplir pleinement resta immuable. C’est à cette fin qu’il se battit contre les Anglais, fit face à la souffrance, déversa toutes ses énergies. Soixante ans, c’est long dans une vie d’homme.
Qu’a donc ce pays de spécial pour provoquer cet amour passionné chez ses enfants ? – pas chez tous, malheureusement, mais nous avons suffisamment d’exemples éclatants, de Bankim Chatterji à Tilak, de Vivékananda à Subramania Bharati, de Rabindranath Tagore à Lala Lajpat Raï. Que signifie l’Inde à un niveau plus profond ? Et ce sens profond peut-il être mis en application pratique dès maintenant afin de changer la condition actuelle de l’Inde ? – condition que les Indiens aiment tant à décrier, et on les comprend bien. Ou la « grandeur de la civilisation indienne » n’est-elle qu’un vain et creux slogan ? Et si cette civilisation a survécu depuis quelque 6 à 7 000 ans, est-ce pour être maintenant qualifiée d’inapte à notre « époque moderne » et rejetée pour de bon ?
Avant d’essayer de trouver chez Sri Aurobindo quelques réponses à ces questions, il me semble que nous gagnerons à jeter un regard critique sur l’Occident. De loin, on aperçoit un imposant édifice, rutilant et certes impressionnant ; les accomplissements sont éblouissants, les talents abondants. Mais si l’on s’approche, on remarque des fissures sur la façade, dont bon nombre se sont agrandies ces dernières années, en dépit des replâtrages désespérés. Et si l’on se dirige à l’arrière du bâtiment sans y avoir été invité, ce sont des piles de détritus qui nous accueillent, et une puanteur qui émane des fondations. Telle est l’expérience de maints Occidentaux, même si peu d’entre eux seraient disposés à l’exprimer en ces mots. La société occidentale d’aujourd’hui ne parle que d’ « exploitation », de « développement », d’ « efficacité », de « compétitivité » – et s’efforce de transformer ses membres en rouages hébétés d’une énorme Machine. On trouvera certainement ici et là quelques individus remarquables, mais la masse est réduite à une existence au jour le jour, avec de temps en temps le luxe d’une dépression, lorsque le cœur se sent un peu trop intensément vide. Ou bien, si ce n’est pas la dépression, c’est un puits sans fond de dégradation. La civilisation occidentale – si on peut lui donner ce noble nom – a été bâtie sur une avidité cynique, avec un mince vernis de culture pour lui donner une apparence respectable. Quiconque trouve ces mots excessifs devrait étudier la façon dont les nations occidentales « dominantes » passent leur temps à vendre des armes de mort au monde entier, puis à envoyer des missions de paix pour éteindre les guerres qu’ils ont mises en branle, et enfin des bombardiers lorsque lesdites missions échouent. Sans parler des dictateurs et terroristes sans nombre qu’elles créent constamment, pour mieux les combattre au nom des « droits de l’homme » lorsqu’ils deviennent un peu trop gênants. Ou encore, regardez ces entreprises géantes qui trouvent tout naturel de ravager la terre si cela leur rapporte quelques dollars de plus. Personne ne sait vers quoi la Machine se dirige, et personne ne s’en soucie – bien que beaucoup, parmi les gens « ordinaires » en particulier, ont un vague pressentiment anxieux que cela ne peut guère durer encore bien longtemps. Des fondations si malsaines ne peuvent que se décomposer rapidement, et les signes de la désintégration prochaine ne manquent pas, que ce soit dans le domaine économique ou le domaine social.
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