La clémence du Sage
Posté par othoharmonie le 27 janvier 2013
La lune glissait doucement parmi les nuages. Loin au-dessous, la rivière, dans sa course joyeuse, accordait sa musique au murmure du vent. L’éclat de la lune jouait avec les ténèbres et, dans ce tournoi d’ombre et de lumière, la terre revêtait un charme féerique. Partout alentour, les âshrams des rishis surpassaient en splendeur les jardins mêmes d’Indra. Arbres, lianes et fleurs faisaient de chaque ermitage un sanctuaire de beauté. En cette nuit enivrée de lune, le brahmarshi Vasistha dit à son épouse Arundhatî :
« Devî, va chez le rishi Vishvamitra et prie-le de nous donner un peu de sel. »
Arundhatî ne put dissimuler son étonnement
« Seigneur, que m’ordonnez-vous là ? Lui qui m’a enlevé mes cent fils… »
Elle ne put contenir ses larmes ; les souvenirs du passé surgirent devant elle et son cœur lui fit mal, ce cœur qui, dans ses profondeurs, abritait pourtant une paix infinie.
« … Mes fils qui par les nuits de lune allaient chantant les hymnes védiques, mes cent fils passés maîtres dans la connaissance des Védas et consacrés à Dieu, il les a massacrés; et vous me demandez d’aller dans son ermitage mendier un peu de sel ! Je ne sais vraiment plus quel est mon devoir. »
Le visage du rishi s’illumina, puis doucement, de l’océan de son cœur monta cette réponse :
« Devî, sache qu’il m’est cher. »
La stupeur d’Arundhatî fut à son comble.
« S’il vous est cher, en vérité, répliqua-t-elle, que ne lui avez-vous accordé le titre de brahmarshi ? Cela aurait mis fin à tous nos tourments et je ne serais pas aujourd’hui privée de mes cent fils. »
Le visage du rishi brillait d’un éclat ineffable.
« C’est parce que je l’aime, reprit-il, que je ne lui ai pas encore accordé ce titre. Cela lui donne une chance d’en devenir digne. »
Or ce jour-là, Vishvamitra ne pouvait s’adonner à son ascèse : la colère égarait son esprit ; il résolut d’en finir avec Vasistha, si celui-ci refusait encore de lui conférer le titre de brahmarshi. Armé de son épée, il partit accomplir son dessein. Comme il s’approchait sans bruit de l’ermitage du sage, il entendit les paroles que celui-ci prononçait à son sujet. L’arme lui glissa de la main.
« Qu’allais-je faire, se dit-il, dans mon ignorance, quel crime n’allais-je pas commettre en frappant un être que rien ne peut plus perturber ! »
Le remords lui brûlait le cœur comme les dards de mille scorpions. Il se jeta aux pieds de Vasishtha, mais un moment s’écoula avant qu’il pût articuler un mot.
« Pardonne-moi, murmura-t-il enfin, bien que je sois indigne d’implorer ton pardon. »
Ce cœur fier ne pouvait en dire plus. Vasishtha lui tendit alors les mains.
« Lève-toi, brahmarshi ! » lui dit-il.
Vishvamitra resta confondu.
« Seigneur, ne me fais pas rougir de honte, balbutia-t-il. »
« Sache que je ne prononce aucune parole en vain. Parce que tu as rejeté de ton cœur le dépit qui te rongeait, aujourd’hui tu t’es élevé au rang de brahmarshi. Oui, aujourd’hui tu mérites ce titre. »
« Donne-moi la Connaissance, » supplia Vishvamitra.
« Va auprès d’Ananta, lui ordonna le sage, c’est lui qui pourra te transmettre la Connaissance divine. »
Vishvamitra se rendit donc auprès d’Ananta qui porte la Terre sur sa tête.
« Je pourrais t’initier, déclara Ananta, à condition que tu puisses, toi aussi, porter la Terre. »
Fier encore de la force acquise par son ascèse, Vishvamitra répartit :
« Eh bien, donne-la moi, que je la pose sur ma tête. »
« Prends-la donc, je te l’abandonne! »
La Terre, aussitôt, plongeant dans les profondeurs de l’abîme, se mit à tournoyer dans le vide.
« Je renonce à tous les fruits de mon ascèse, s’écria Vishvamitra, mais que la Terre ne sombre pas ! »
Cependant celle-ci s’enfonçait toujours dans l’abîme.
« Vishvamitra, ton ascèse est insuffisante, gronda Ananta ; tu n’as pas encore acquis le pouvoir de porter la Terre. As-tu jamais recherché la compagnie des sages ? Si oui, offre en sacrifice ce qui t’a été donné auprès d’eux. »
« J’ai passé quelques instants auprès de Vasishtha, répondit Vishvamitra. »
« Offre en sacrifice le fruit de ces instants passés auprès de lui ! ordonna Ananta. »
« Soit, j’en fais l’offrande, s’écria Vishvamitra. »
Peu à peu, la Terre s’immobilisa.
« Maintenant, donne-moi la connaissance du Brahman, implora Vishvamitra. »
« Ô Vishvamitra, insensé, que tu es, s’exclama Ananta, tu viens me demander, à moi, la Connaissance divine, dédaignant celui dont le contact d’un instant t’a permis de soutenir la terre ! »
Vasishtha s’était donc joué de lui ! Brûlant d’indignation, Vishvamitra se précipita chez le sage :
« Pourquoi m’avoir abusé ainsi ? s’écria-t-il. »
D’un ton calme et grave, Vasishtha lui répondit :
« Si je t’avais alors initié à la connaissance du Brahman, tu aurais conservé des doutes. Maintenant tu croiras. »
C’est ainsi que Vasishtha conféra l’initiation à Vishvamitra.
Tels étaient en Inde les rishis et les sages d’antan ; et c’est là un exemple de la clémence dont ils savaient faire preuve. Le pouvoir acquis par leur ascèse était tel qu’il leur permettait de maintenir l’équilibre du monde. Mais d’autres rishis viendront, dont la gloire éclipsera celle des sages de jadis, et le prestige de l’Inde en sera plus rayonnant que jamais.
Sri Aurobindo
Traduit du bengali par Michèle Lupsa
Publié dans SAGESSE, VOYAGE EN INDE | Pas de Commentaire »