Dans son dernier ouvrage « Pulsions du temps« , la linguiste et psychanalyste offre une réflexion magistrale sur notre relation au présent.
L’auteur Julia Kristeva, linguiste et psychanalyste, docteur honoris causa de nombreuses universités, est un nom qui compte au sein de l’intelligentsia française et internationale. Ses prestigieuses récompenses en témoignent : prix Holberg (2004) pour les sciences humaines ; prix Hannah Arendt (2006) pour la pensée politique ; prix Vaclav Havel (2008) pour la culture européenne. Preuve en est, également, son dernier livre, Pulsions du temps * : une réflexion magistrale, d’une brûlante actualité, sur notre relation au présent !
Daniel Salvatore Schiffer : Vous vous penchez, dans votre dernier essai intitulé Pulsions du temps, sur la question du temps. Qu’est-ce à dire ?
Julia Kristeva : Nous vivons aujourd’hui, à travers l’hyperconnexion planétaire, qu’elle soit due à Internet, aux réseaux sociaux ou aux médias, dans un monde de plus en plus globalisé. Ce fait a pour conséquences principalement deux choses, qui s’avèrent à la fois – le paradoxe n’est qu’apparent – contradictoires et complémentaires. D’une part, le temps ne nous est jamais apparu aussi uniforme, compact, fermé, répétitif, comme replié sur lui-même, sans réelles perspectives. D’autre part, jamais il ne s’est révélé aussi ouvert, multiple, diversifié, inconnu, changeant, riche de potentialités les plus variées. Le temps, aujourd’hui, ne s’est pas seulement accéléré. Il engendre également, et peut-être surtout, une invraisemblable quantité d’événements, mais dont le sens réel et profond, cependant, se révèle souvent difficile, dans l’immédiat, à comprendre, à interpréter à sa juste valeur. D’où, ainsi que mon livre nous y engage, la nécessité de pouvoir le décrypter.
Un ouvrage à l’usage de vos contemporains, en somme !
C’est là, en tout cas, son ambition. Ce livre questionne notre relation au présent et, donc, au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. C’est la teneur de ce rapport, précisément, que j’interroge. Telle est la raison pour laquelle je parle, dans ces Pulsions du temps, de « reliance » : concept censé expliquer le lien existant entre la formation de la conscience, qu’elle soit individuelle ou collective, et le temps.
N’est-ce pas là une manière de reprendre, en l’actualisant, ce que Montaigne nomme dans ses Essais la « contexture » de notre relation au temps et, de manière plus spécifique, à notre présent justement ?
Absolument ! Mais, plus concrètement encore, je pense, pour ma part, que le présent, fort des leçons qu’il peut lucidement tirer de son passé, y compris dans ce qu’il a eu de plus tragique, peut aider les jeunes générations d’aujourd’hui, et même celles à venir, à sortir de ce délitement social et individuel dans lequel elles sont actuellement enferrées, ainsi qu’en témoigne, par exemple, la violence de certaines banlieues, dites pudiquement « sensibles ».
Lorsque vous évoquez les tragédies du passé, auxquelles faites-vous plus précisément allusion ?
Je me réfère là, bien évidemment, à ces deux immenses tragédies que furent, au XXe siècle, le stalinisme, avec le goulag et ses millions de morts, et le nazisme, avec ses camps de concentration et son génocide à l’encontre des juifs, ou d’autres minorités, tels les tziganes ou les homosexuels. L’enseignement qu’en a tiré la grande philosophe Hannah Arendt dans son étude sur les origines du totalitarisme, avec notamment cette notion qu’elle appelle la « banalisation du mal », est, de ce point de vue-là, très précieux, par-delà son aspect certes dramatique, lequel n’a par ailleurs pas manqué de susciter un vif débat au sein des élites intellectuelles. Ce qu’il faut retrouver impérativement, à l’instar de cet « impératif catégorique » dont parlait, quoique en un autre contexte, Emmanuel Kant, c’est le sens de l’humain, sans lequel il n’est point, c’est une évidence, d’humanité qui vaille ni ne tienne.
La cinquième section de votre livre, lequel se subdivise en sept parties, a pour très emblématique titre, précisément, « Humanisme » !
Oui. Si on considère l’histoire de la civilisation occidentale, on constate que notre modernité se caractérise par un prodigieux désir de savoir, lequel s’avère certes extrêmement positif, mais peut engendrer également de nombreux effets pervers. Ce que je m’efforce donc de comprendre, dans cette partie de mon livre, c’est la continuité pouvant exister entre le progrès scientifique et technologique de nos sociétés contemporaines et le projet intellectuel des grands humanistes du passé, depuis un penseur tel qu’Érasme de Rotterdam, par exemple, jusqu’aux Lumières, Jean-Jacques Rousseau en particulier, en passant, bien sûr, par la Renaissance. En d’autres termes, j’essaie de mettre au jour, sur le plan historique, les motivations, conscientes ou inconscientes, de ce désir de savoir.
Vous y considérez la découverte de l’inconscient et donc, à travers le travail de Freud lui-même, l’émergence de la psychanalyse comme un nouvel humanisme. C’est d’ailleurs là le sujet de la deuxième partie, intitulée « Psychanalyse », de vos Pulsions du temps !
Exactement ! Je crois la modernité analytique essentielle pour comprendre, en profondeur, les grandes mutations culturelles de notre monde, ses bouleversements politiques, dont l’évolution du concept de démocratie, fondamental pour le progrès de l’humanité. Je suis convaincue que l’expérience analytique peut être une réponse, à condition que, comme le soulignait Freud, elle se réinvente continuellement. C’est là ce que je soutiens dans le chapitre ayant pour titre « Freud : le fond du débat ».
Cette importance que vous accordez, à juste titre, à la psychanalyse, dans ce très complet et pertinent diagnostic critique, au sens noble du terme, que vous posez sur le monde contemporain, se base elle-même sur les acquis, tout aussi fondamentaux, de la linguistique moderne, depuis Ferdinand de Saussure. C’était d’ailleurs Lacan lui-même, pour s’en référer à l’un des maîtres de la psychanalyse contemporaine, qui affirmait – c’est là l’une des formules les plus célèbres au sein de ce courant philosophique que l’on appelait le « structuralisme » – que « l’inconscient est structuré comme un langage » !
Oui. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, pour la femme d’origine bulgare que je suis, si mon livre s’ouvre, précisément, sur un chapitre intitulé « Mon alphabet, ou comment je suis une lettre ». Mais, afin d’élargir davantage encore cet important débat, et de l’asseoir sur un socle plus ferme encore, il est évident que c’est cette intime relation entre la psychanalyse et la linguistique qui permet de penser aujourd’hui, en grande partie, les apports réciproques entre plusieurs continents, dont ceux existant, par exemple, entre l’Europe et la Chine, ou l’Europe et l’Islam. Ainsi, en ce qui concerne l’Europe, je crois que la France, pays où je vis principalement, peut jouer un rôle capital, grâce à sa diversité culturelle, dans ce dialogue interculturel. Mais à une condition, toutefois : il faut que la France retrouve le sens de cet humanisme qui l’a portée pendant des siècles.
Mais ne pensez-vous pas que, au-delà même d’une nation comme la France, ce soit une entité telle que l’Union européenne, dont la France est un des six pays fondateurs, qui porte, aujourd’hui, ce projet humaniste ?
Certainement ! Je pense cependant que le projet européen, malgré ses bonnes intentions de départ, s’avère aujourd’hui encore très imparfait, malheureusement. Je vois donc à ce projet humaniste une autre alternative : celle de la francophonie, injustement négligée et pourtant véritablement porteuse, quant à elle, de cette magnifique ambition culturelle.
Cet ouvrage, Pulsions du temps, se présente donc comme une synthèse magistrale, tout en restant accessible à un large public, de votre oeuvre. La première partie de ce livre s’intitule « Singulières libertés ». Qu’entendez-vous par là ?
L’universel, l’un des principaux idéaux de tout humaniste digne de ce nom se conjugue toujours et nécessairement, afin d’éviter l’écueil du totalitarisme idéologique, au singulier. Le paradoxe, là aussi, n’est qu’apparent ! Dans ces « singulières libertés », je parle donc, avant tout, de l’expérience individuelle en tant que centre d’un réseau de relations, notamment à travers la langue, à l’autre, au sens où un philosophe tel que Levinas l’entendait. Mais pas seulement, car il y a différents types de langage : parlé et écrit, bien sûr, mais aussi pictural, sculptural, poétique, musical… bref, artistique. Ainsi verra-t-on apparaître successivement, en cette partie de mon livre, des écrivains et théoriciens du langage tels Philippe Sollers, Roland Barthes ou Émile Benveniste, mais aussi des artistes plasticiens tels Jackson Pollock et Louise Bourgeois, des critiques littéraires ou des universitaires, tels Marcelin Pleynet et Jacqueline Risset.
Vous consacrez également une importante partie aux femmes. Ainsi, d’Antigone à Colette, en passant par des personnages aussi différents que sainte Thérèse d’Avila ou Simone de Beauvoir, est-ce sur la révolution anthropologique à laquelle leur libération sexuelle a donné lieu que vous mettez l’accent ?
Oui ! L’expérience maternelle, et même ce que j’appelle l’ »érotisme maternel », demeure « la » construction culturelle par excellence. Elle nous situe à l’aube de l’ »hominisation » dans la mesure où la biologie, là, « bascule en émergence du premier autre, l’enfant », comme je l’écris dans le chapitre intitulé « Le deuxième sexe, soixante ans après ». Ainsi les femmes se révèlent-elles au centre des dilemmes éthiques les plus fondamentaux pour notre civilisation. En ce sens-là, le féminisme s’avère, aussi, un humanisme. C’est dire si la construction du lien affectif comme du corps social s’opère bien avant l’émergence des phénomènes religieux.
C’est là précisément l’intitulé, « Religions », de la quatrième section de votre ouvrage !
J’y effectue, à travers l’analyse d’expériences mystiques et de la notion de « sacré » en particulier, un examen critique des religions. J’y interroge également le catholicisme et, surtout, la sécularisation dans la mesure où elle seule permet, moyennant cette nécessaire distance qu’elle introduit au sein des croyances comme de la foi, de penser la tradition. J’en appelle donc à un renouveau éthique athée, bien plus encore qu’areligieux.
Après « l’ère du soupçon », qu’incarnèrent, à la charnière des XIXe et XXe siècles, Marx, Nietzsche et Freud, quant à leur conception de la raison, voici venir donc, au XXIe siècle, « l’ère du pari », quant à cette nouvelle définition de l’humanisme, selon Julia Kristeva ? C’est d’ailleurs là ce que donne à penser le discours, intitulé « Dix principes pour l’humanisme du XXIe siècle », que vous avez prononcé à l’université de Rome III, le 26 octobre 2011, puis, le lendemain, en présence du pape Benoît XVI, à la cathédrale d’Assise !
J’aimerais, en tout cas, le penser ! L’ère du soupçon ne suffit plus. L’homme ne fait peut-être pas l’Histoire, mais il n’empêche que l’Histoire c’est l’homme. Davantage : c’est nous ! Voici donc venu en effet, face à la grave crise que nous vivons actuellement, à tous les niveaux (spirituel, matériel, culturel, philosophique, moral, religieux, économique, financier, social, politique…), l’ère du pari : parier sur le renouvellement continu des capacités des hommes et des femmes à croire ou, mieux, à savoir ensemble. Tel est ce nouvel humanisme – qui n’est pas une utopie, mais bien un processus de refondation permanente – que j’appelle de mes voeux : lui seul pourra sauver l’humanité de ses vieux et nouveaux démons !
Comment toutefois définir, de manière plus précise et concrète, plus pragmatique et moins théorique, l’humanisme ?
L’humanisme est, comme j’ai l’habitude de le dire, un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux. C’est au sein de la tradition européenne en ce qu’elle a de plus élevé – extraordinaire synthèse des civilisations grecque, juive et chrétienne – qu’il convient de le rechercher. Cet essai, Pulsions du temps, se veut donc aussi, et peut-être surtout, un pari sur le temps de ce que je nomme le corpus mysticum. J’ose parier là, en effet, sur la culture européenne, la seule apte, peut-être, à refonder, tout en lui redonnant ses lettres de noblesse, l’humanisme, présent et à venir !
(*) Publié chez Fayard (Paris).
N.B. : Le titre de cet entretien, Oser l’humanisme aujourd’hui !, est aussi celui de la conférence que Julia Kristeva prononcera, le 17 septembre 2013, à 19 heures, lors de la remise, à l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège (Belgique), du « prix littéraire Paris-Liège », récompensant, chaque année, un essai, écrit en français, en sciences humaines.