L’un des grands disciples du sage allemand qui a quitté son vêtement de chair, nous donne ici son feeling sur l’enseignement et l’héritage de cet homme qui se servait des états d’âme quotidiens comme matière première de la transformation intérieure.
Nouvelles Clés : Graf Dürckheim est mort le 28 décembre 1988. Vous dirigez le Centre qui porte son nom. Vous étiez donc très proches ?
Jacques Castermane : Rien, mais alors rien ne semblait devoir aboutir à cette rencontre, à ces vingt- deux ans de travail avec lui et à cette sorte de filiation. Sans doute est-ce le hasard qui s’écrit destin ? Notre rencontre date de l’année 1967. C’était à Bruxelles à la Maison d’Erasme, où Graf Dürckheim participait à un colloque. Tout de suite le courant est passé. J’étais profondément touché par ce qu’il disait et surtout par sa façon d’être là. Et comme il a bien voulu l’écrire dans la préface de mon livre « je vois encore Jacques Castermane à la Maison d’Erasme, dans son habit bleu, assis sur ma droite. Et, comme cela arrive parfois lorsqu’on fait une conférence, j’avais l’impression que je parlais plus particulièrement pour lui, impressionné par sa capacité d’écouter. »
N. C. : Vous êtes devenu son disciple ?
J. C. : Je ne savais rien de ce que pouvait être une relation entre maître et disciple. Mais il est vrai que quelques années plus tard je ne pouvais plus l’appeler autrement. Après cependant beaucoup d’hésitations, au point de lui demander un jour comment il voyait la différence entre les deux. « La différence entre celui qu’on appelle le maître et celui qu’on appelle le disciple ?
Il n’y en a pas, tous deux sont sur le même chemin, si ce n’est que chez celui qu’on appelle le maître cela se voit déjà un peu plus ! »
N. C. : Il était difficile d’être le disciple de Graf Dürckheim ?
J. C. : Par rapport à lui, non. Par rapport à moi-même, oui. Parce que je me suis senti accompagné, jamais dirigé. Autrement dit j’avais l’impression que ma responsabilité était totale, que jamais il ne me dirait faites ceci ou ne faites pas cela. Dans son beau livre sur le Maître intérieur il dit clairement que le maître est en nous-même, que c’est notre noyau profond, ce qu’il appelle notre Etre essentiel. Pendant ces années d’accompagnement il ne m’a jamais demandé d’obéir à sa voix mais il m’a appris à écouter et à prendre au sérieux ma voix intérieure.
N. C. : Avez-vous un souvenir qui domine les autres ?
J. C. : Mille ! Et sans doute est-ce normal après sa mort, ils sont plus vivants que jamais, précis. Mais il est vrai qu’il en est deux qui sans doute dominent les autres. Le premier est la rencontre, déjà évoquée plus haut, le second est le jour où il m’a invité à travailler en son nom.
N. C. : Comment cela s’est-il passé ?
. C. : C’était en juin 1980. Depuis quelques années j’avais pris la décision d’aller voir Graf Dürckheim une fois par mois, dans la mesure du possible. Mille deux cents kilomètres pour être une heure ou deux avec lui ! Je me réjouissais chaque fois de cette rencontre et je sais qu’il était heureux de ce moment passé ensemble. Ce jour-là il m’a reçu dans sa petite maison en haut du village. Son lieu, son refuge du soir et du dimanche. Un véritable petit musée composé des objets qui l’accompagnaient depuis plus d’un demi-siècle. Une maison où peu de personnes sont entrées ; les leçons se donnaient dans une autre maison au centre du village, le Doktorhaus. Bien que malade d’une sérieuse bronchite il aimait être seul. Tout à coup le cours de la conversation a changé et il m’a dit : « Je fais confiance à votre façon de me comprendre et j’aimerais que vous travailliez en mon nom. »
N. C. : Vous vous y attendiez ?
J. C. : Pas du tout. J’avais l’impression curieuse de recevoir sur mes épaules un seau d’eau glacée qui en même temps était chaude ! Un long silence a profondément relié sa proposition et ma réponse. Je l’ai remercié et je me souviens exactement des mots que j’ai prononcés : « C’est un cadeau que je ne mériterai jamais et, en même temps, je m’en sentirai responsable le temps qui me reste à vivre. » Graf Dürckheim a inauguré le Centre qui porte son nom le 12 juillet 1981.
N. C. : Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez appris sa mort ?
J. C. : Des amis allemands m’ont téléphoné en fin de soirée le 28 décembre. Ce n’ était pas inattendu, au contraire. Je savais pour l’avoir revu quelques semaines plus tôt que cela pouvait arriver à chaque instant. Il n’empêche que ce qui m’a envahit, doucement, c’est une profonde tristesse. La tristesse de la séparation définitive de l’être proche. Mais en même temps je peux dire que j’ai reçu cette nouvelle très calmement parce que dans l’ordre des choses, c’est-à-dire qu’un travail sur le Chemin vous invite à intégrer ce qu’on appelle la vie et ce qu’on appelle la mort. Nous avions bien souvent envisagé le thème de la mort.
N. C. : Que vous disait-il de la mort ?
J. C. : Là encore me reviennent en mémoire quantité de souvenirs. Le 29 décembre, Christina et moi avons pris la route à quatre heures du matin pour le revoir une dernière fois. Graf Dürckheim reposait dans son bureau, là où je l’avais rencontré si souvent. Dès l’instant où je pénétrais dans cette petite pièce de quatre mètres sur quatre, je me sentais touché par une ambiance pénétrante et enveloppante : un silence.
Et dans cette dernière rencontre s’imposait le souvenir de ce qu’il disait du silence : « il y a le silence de la mort, où plus rien ne bouge ; et il y a le silence de la vie où plus rien n’arrête le mouvement de la transformation ». Ce silence impressionnant était celui de la vie. Ou, comme il aimait à le dire, le silence de la grande Vie ?
Dans le cadre d’une leçon, Graf Dürckheim me pose une question inattendue : « Jacques, pensez-vous à la mort chaque jour ? » Il ne me faut pas réfléchir longtemps pour répondre que non. « Quel âge avez-vous ? » J’avais quarante-deux ans. « Si à quarante-deux ans on ne pense pas à la mort chaque jour c’est l’expression d’un manque de maturité ! »
N. C. : Graf Dürckheim avait accepté sa mort ?
J. C. : Oui. Non seulement sa mort mais son mourir. « La mort, cette amie qui vous prend par la main pour vous conduire sur le seuil d’une nouvelle vie… » Voilà encore une phrase qui remonte à ma mémoire. Je ne l’oublierai jamais, bien que je ne l’ai entendu prononcer qu’une seule fois. A entendre les proches qui l’ont accompagné les derniers jours il s’est laissé prendre par la main sereinement. Mais pendant plus d’un an Graf Dürckheim était entré dans ce que j’appelle le mourir. Il était alité, il a été hospitalisé, il a souffert.
Se mettant en Chemin, beaucoup espèrent pouvoir éviter ces ennuis. Le maître est alors cette sorte de superhomme qui a le droit de vieillir mais en gardant une apparence jeune et en restant en super-santé ! C’est mettre le Chemin au service du petit moi qui a peur de souffrir. Ce qui m’a touché, profondément, chez Graf Dürckheim c’est combien il est resté humain, tout simplement humain, jusqu’au bout. Le 25 octobre, au lendemain de son quatre-vingt-douzième anniversaire j’allai le voir à la clinique de Schopfheim. Savez-vous ce qu’il me dit ? « Le dernier danger pour le moi est de vouloir mourir héroïquement » ! Voilà ce qu’il expérimentait à deux mois de son départ. Le danger de rester encore prisonnier du moi-façade, du moi-rôle.
Un mois plus tôt il m’avait dit quelque chose de très touchant : « Je souffre assez fort. Mais c’est curieux, en acceptant cette souffrance autant qu’il m’est possible, j’ai chaque fois l’impression que ce qui en sort est quelqu’un de plus mûr ! »
Ceux qui idéalisent le maître à leur convenance en imaginant qu’il va se retirer du monde dans une ultime méditation et droit comme un I doivent être déçus. En ce qui me concerne je suis bouleversé par ce témoignage authentiquement humain, profondément humain. Je sais aujourd’hui que le chemin n’a pas pour sens un surhomme mais qu’il peut faire d’un homme… un homme.
N. C. : Si vous aviez à choisir entre les qualités qui caractérisent la vie de tel ou tel homme, quelle est celle que vous choisiriez pour Graf Dürckheim ?
J. C. : Sans hésiter je choisis la bonté. Maria Hippius, sa compagne depuis une quarantaine d’année a annoncé le décès de Graf Dürckheim de la façon suivante – un grand coeur a cessé de battre. C’est très beau et c’ est tellement vrai. La chaleureuse humanité qui émanait de Graf Dürckheim est sans doute la qualité qui a le plus touché ceux et celles qui l’ont approché.
N. C. : Il avait aussi beaucoup d’humour ?
J. C. : Oui, toute rencontre avec Graf Dürckheim aboutissait plus tôt ou plus tard à un grand éclat de rire. Il y a une dizaine d’années un petit groupe était réuni autour du Père Lassalle et de Graf Dürckheim. Afin de se présenter, chaque personne était invitée à se nommer puis à dire ce qui lui était facile et, au contraire, ce qui lui était particulièrement difficile. Arrive le tour du Père Lassalle qui dit : « Ce qui m’est facile c’est de me taire… ce qui m’est difficile c’est de parler. » Vient ensuite Graf Dürckheim qui sourit déjà et en regardant le Père Lassalle annonce: « Ce qui m’est facile c’est de parler… ce qui m’est difficile, par contre, c’est de me taire ! »
Une autre fois, en Belgique, nous étions à table. Graf Dürckheim avait à sa droite Marie-Madeleine Davy. Un garçon s’approche d’elle et lui présente un plateau garni de mets variés. Cet immense plateau était lourd de bonnes choses. Madame Davy arrête le garçon alors qu’il a à peine posé sur son assiette deux morceaux de carottes et une petite feuille de salade.
Le garçon présente le plateau à Graf Dürckheim et lui demande ce qu’il désire. Après avoir regardé, successivement et plusieurs fois ; l’assiette de Marie- Madeleine Davy et l’immense plateau, il regarde le garçon et lui dit : « Tout ce que Madame n’a pas pris ! »
Cet humour il l’a manifesté jusqu’à la fin de sa vie, encore sur son lit à l’hôpital il arrivait à faire éclater de rire la personne qui lui rendait visite. Je crois qu’il manifestait de cette façon un état d’être au-delà des conditions, une sorte de détachement tout en étant au coeur des circonstances difficiles qu’il avait à vivre.
{{{« La vie ne peut plus être ennuyeuse dès qu’un fil d’or
vous relie à votre profondeur »}}}
N. C. : Graf Dürckheim est reconnu comme étant un maître spirituel de notre temps. il était lui-méme très religieux ?
J. C. : Il faut savoir, lorsqu’on évoque la dimension religieuse de Graf Dürckheim, que sa première préoccupation est l’homme et pas telle ou telle religion. Il est lui-même très clair sur ce sujet : « m’intéresse l’homme dans sa profondeur, dans son Etre essentiel ». Pour Graf Dürckheim, l’homme est prédisposé à l’expérience de l’Etre non pas parce qu’il est chrétien ou bouddhiste mais parce qu’il est un homme ! Il n’a jamais fait l’amalgame entre religiosité et confession religieuse. Lorsque nous avons travaillé ensemble à l’ébauche de mon livre
Les leçons de Dürckheim , c’est lui qui m’a proposé d’y insérer son article intitulé « L’expérience religieuse au-delà des religions ». Peu lui importait votre appartenance à tel ordre conceptuel ou philosophique, que vous soyez croyant ou incroyant. « N’oubliez jamais que dans notre travail ne doit nous préoccuper que ce que l’homme devient, et pas ce qu’il est. « Lorsque vous me demandez si lui-même était un homme religieux il est clair que je dois répondre oui ! Marie-Madeleine Davy , déjà citée, me disait un jour en désignant Graf Dürckheim qui était avec d’autres personnes « vous avez vu ses yeux ? Des yeux lavés par la grande expérience » ! C’est en ce sens que je réponds par l’affirmative. Il était nourri par ces expériences religieuses qui n’appartiennent à aucune religion particulière. Expériences qui sont au centre de son enseignement. Je l’ai vu accompagner sur ce qu’il appelait lui-même « le chemin vers l’essentiel » des hommes et des femmes de confessions différentes aussi bien que d’autres qui confessaient un athéisme réfléchi. Au fond il s’intéressait à ce qui en chaque personne est au-delà de ces différences tout en acceptant chacun dans sa différence. Il est dommage que certains, bien inconsciemment sans doute, enferment Graf Dürckheim dans leur différence. Respecter sa mémoire exige sur ce plan d’être très conscient.
N. C. : Cet homme religieux est un thérapeute de l’âme ?
J. C. : Un thérapeute de l’homme, de l’homme entier. Graf Dürckheim reconnaît les maladies physiques, psychiques, psychosomatiques et, en regard de celle-ci, les thérapies pragmatiques qui peuvent aider l’homme a retrouver la santé, c’est- à-dire l’état d’équilibre relatif qui précède la maladie. Mais il envisage ce qu’il appelle lui-même la thérapie initiatique sur un tout autre plan. L’homme en bonne santé, sur les plans qui viennent d’être évoqués, peut être malade de ne pas être celui qu’il est au fond. Dans un langage bouddhiste, on dirait sans doute que l’homme est malade de la distance qu’il a prise avec sa vraie nature. Graf Dürckheim parle de la distance qui nous sépare de notre Etre essentiel. Les symptômes de cette maladie sont le désordre intérieur, le manque de calme intérieur, le sentiment d’insécurité qui conduit à une angoisse existentielle et aussi, il insistait beaucoup sur ce point, un manque de joie de vivre. Lorsque je dis que ce qui m’a touché lors de notre rencontre est sa façon d’être là, c’est bien de ces qualités dont il s’agit. J’avais là, devant moi, un homme de plus de soixante-dix ans duquel émanait une intense joie de vivre. De sa façon d’être là émanait la confiance, un état de confiance. Et il était calme, en ordre. Enfin il avait du temps, cette denrée si rare aujourd’hui. Non pas qu’il était inactif, au contraire. Il était à la fois un homme du monde, un écrivain, un orateur. Chaque jour il recevait huit personnes. A ces huit heures s’ajoutait l’assise en silence quotidienne. Et c’était ainsi toute l’année ! Lorsque j’évoquais son être là et son faire existentiel il revenait toujours à la dimension de l’essentiel. « L’essentiel est présent au fond de nous-même. C’est la lumière qui traverse le jade. Dès que l’homme est plus transparent à l’Etre présent dans son Etre essentiel, un premier critère est l’ouverture à une force qui ne le lâche plus. Cette force est à l’origine d’un ordre intérieur qui s’impose de lui-même. Et cette force a son origine et son aboutissement dans l’unité universelle. Vous vous sentez alors bien en vous- même, sans vous enfermer, et ouvert au monde, sans vous y perdre. » Lorsque je lui dis qu’il avait bien de la chance, que plus rien ne le touchait, que plus rien ne pouvait lui faire perdre l’équilibre, l’énerver, il sourit et dit : « J’aimerais assez qu’il en soit ainsi ! Mais croyez bien que chaque jour encore il y a quelque chose qui me dérange. Le travail sur le chemin n’élimine pas l’insupportable mais il vous permet de le supporter. »
N.C : Un facteur important de l’enseignement de Graf Dürckheim est l’exercice. il était lui- méme un homme d’exercice ?
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