En Occident, l’homme descend du sage
Posté par othoharmonie le 22 octobre 2013
La sagesse n’est pas une affaire occidentale. On le répète un peu partout. Pour trouver cette denrée rare, une seule direction : l’Orient. Chez les Occidentaux, circulez, il n’y a rien à voir. Tout au plus quelques vestiges plus ou moins décomposés, dans les poubelles de l’histoire. Rien d’autre. par Roger-Pol Droit.
Selon une idée répandue, il y aurait d’un côté l’Occident de la technique et de l’autre l’Orient des sages. C’est faux.
Dans l’Antiquité, le sage représentait un idéal humain à atteindre.
Progressivement le saint, le philosophe puis le savant lui ont fait de l’ombre.
Voilà ce que je souhaite contester. Car c’est devenu faux, si jamais ce fut vrai un jour. Reste à dire pourquoi. Un coup d’œil sur l’économie mondiale suffit pour savoir que l’industrie, les techniques et les machines, désormais, habitent en Orient. Pas un ordinateur, pas une tablette, pas un téléviseur ou un baladeur qui ne vienne de Chine, du Japon ou de Corée du Sud. L’Asie est technologique, financière et conquérante. Ironie de la mondialisation et ruse de l’histoire globale : les ingénieurs sont passés à l’Est. On pourrait alors imaginer que la sagesse « revient » à l’Occident, comme un retour et comme une responsabilité. Industriellement déclinant, l’Occident serait en passe de devenir le musée des anciennes formes de sagesses orientales. Le Tibet une fois entièrement bétonné, couvert de tôle ondulée et de drugstores chinois, l’esprit du Toit du monde se réfugierait sur les rives de la Dordogne ou dans les vallées de Californie.
On en finira donc avec ce vieux cliché : l’Occident fabrique des machines, l’Orient des sages. Cette fable a même été répandue par des auteurs illustres. Ainsi, à la fin du xixe siècle, l’Indien Vivekananda, le disciple de Ramakrishna, disait carrément : « Lorsque l’Oriental veut s’instruire de la construction des machines, il vient s’asseoir au pied de l’Occidental et apprendre de lui. Lorsque l’Occident veut s’instruire de l’esprit de Dieu, de l’âme, de la signification et du mystère de l’univers, il doit pour apprendre aller s’asseoir au pied de l’Orient. »
C’était une commode division du « métier de vivre » : aux uns la mécanique, aux autres la spiritualité. La contrée des ingénieurs s’opposait au pays des gourous. Le foyer mythique de la sagesse contrastait avec la patrie, non moins mythique, de la science, de la technique et de la raison. Il est temps de quitter ces images simplistes et déformantes, ces clivages East and West qui ont traversé – du siècle des Lumières à celui des Beatles – nos récits et nos pensées.
Arrêtons donc de croire qu’il existe, côté occidental, la domination et, côté oriental, le renoncement. Il n’y a pas sur un versant le projet de soumettre la matière et le monde, et sur l’autre le recueillement dans la présence ou la vacuité. Tous ces vieux matchs Occident-Orient paraissent obsolètes, qui faisaient entrer en compétition matière contre esprit, monde présent contre outre-monde, relatif contre absolu, raison contre intuition. On rangeait l’Occident du côté des choses, de l’objectivité et de l’incroyance. Et l’Orient du côté de l’Absolu, des sagesses et des saluts. Encore une fois, c’est terminé. Il n’est pas sûr que la réalité ait jamais été ainsi, mais il est certain que ce n’est vraiment plus le cas.
On se souvient de plus en plus qu’il y eut des sagesses d’Occident. En 1959, le philosophe anglais Bertrand Russell fut l’un des premiers à consacrer un ouvrage aux penseurs de l’Antiquité grecque sous le titre « Wisdom of the West » (« Sagesse d’Occident »). Il ne considérait pas leurs œuvres comme des vestiges archéologiques. Reste à comprendre, même de manière provisoire, quelle pourrait être la spécificité occidentale dans la sagesse. Aurait-elle un avenir, si oui de quel type ? Questions difficiles à résoudre. Rien n’interdit d’essayer. A mes seuls risques et périls, cela va sans dire.
L’occident, un artéfact ?
Demander si l’Occident a encore un rôle à jouer dans le domaine des sagesses, quelque chose à dire et à faire qui soit sien, suppose un préalable : admettre que l’Occident existe. Aujourd’hui, on répète volontiers, chez les gens qui ont de l’instruction, que c’est une notion illusoire et même dangereuse, un artéfact culturel, un objet idéologique et politiquement néfaste – un mirage à écarter.
Une brève mise au point n’est donc pas inutile. Il existe une pluralité d’acceptions du terme « Occident ». On peut donner à ce mot un sens géographique (là où le soleil se couche, et de manière délimitée : l’Europe de l’Ouest), un sens religieux (au Moyen Age : la chrétienté), un sens politique (pendant la guerre froide : le camp capitaliste), un sens économique et culturel (l’Europe, les Etats-Unis) ou encore un sens social et anthropologique : aujourd’hui « l’occidentalisation » couvre la planète des mêmes outils techniques, des mêmes laboratoires de recherche, des mêmes modes de vie.
On doit évidemment être vigilant envers les usages suspects d’une prétendue identité occidentale. L’idée d’une « défense de l’Occident » a fait les beaux jours des extrêmes droites et devint une bannière des fascismes. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour nier toute réalité et toute consistance à l’héritage culturel et historique de la pensée dite occidentale. Au cœur de cet héritage, il y a des singularités, des éléments spécifiques. Certains constituent les lignes de force d’une sagesse possible. Essayons de les rassembler.
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