Des valeurs pour un monde plus humain
Posté par othoharmonie le 2 novembre 2013
Rencontre exceptionnelle avec Edgar Morin. Propos recueillies par Jacques Durand.
Ces dernières années j’ai prêté attention aux paroles d’Edgar Morin en radio, télévision ; sa vision du monde m’a vraiment interpellé, au point que j’ai senti l’urgence de le rencontrer. A 89 ans il parcourt inlassablement la planète pour donner des conférences internationales, il est consulté par des gouvernements notamment en Amérique du Sud. Son travail exerce une forte influence sur la réflexion contemporaine à travers le monde. La France, et surtout le parti socialiste, ont jusqu’à présent dédaigné sa politique de civilisation pour sortir de cet âge de fer planétaire… préhistoire de l’esprit humain. Je remercie Mr Edgar Morin de m’avoir reçu si simplement entre 2 avions.
En France, on voit le droit régresser, ainsi que les libertés individuelles et collectives. Vous écrivez dans « Pour une politique de civilisation »* : « Un système qui n’a pas les moyens de traiter ses problèmes est condamné soit à la régression, voire la mort, soit en se dépassant lui-même, à la métamorphose. En refusant la régression, en résistant à la mort, oeuvrons pour la métamorphose ». Quelle est votre vision de cette démocratie à la française ? Est-elle décadente ? Est- elle le reflet d’une déroute au niveau planétaire ?
E.M : Tout d’abord il y a un problème de diagnostique, cette régression touche aussi l’Italie, la Grèce et d’autres pays à venir. Pour notre pays c’est très net, pourquoi ? Observons les partis de gauche : le PS qui n’a plus aucune pensée, ni aucune imagination, en est réduit à des conflits de personnes tout en s’adaptant à un néo-libéralisme dépassé, le PC est quant à lui comme une étoile naine qui s’est durcie, et les Trotskistes ont fait l’erreur d’appeler leur parti « anticapitaliste » alors que quoique l’on fasse, on le fait toujours pour quelque chose… !
Est-ce une crise de partis politiques ? Oui dans le sens de la vision d’un monde meilleur, mais j’y vois une crise sous jacente, plus grave, celle du peuple Républicain et du peuple de gauche. En France, il faut se rappeler qu’ au début du XX ème siècle, un élan a été donné à la laïcité par la 3ème République, ce qui fait que les instituteurs et les enseignants étaient porteurs d’une vision universaliste, humaniste et solidaire du monde. Les partis formaient non seulement des militants, mais une partie de la population à ces idées là. Le PC, en dépit de la perversion du stalinisme, éduquait sur les fondements de la révolution Française « Liberté, Egalité, Fraternité. » On retrouvait une culture aussi bien urbaine que rurale…
Aujourd’hui, les éducateurs ne remplissent plus cette mission. L’enseignement s’est durci, il s’est spécialisé, les partis de gauche n’éduquent plus, d’où cette régression, les derniers représentants de ce peuple républicain de gauche ont 70 -80 ans. La victoire présidentielle de Sarkozy, ou de Berlusconi (en Italie) représente surtout la défaite d’une opposition républicaine de gauche. Si l’on prend l’exemple des sans-papiers, 30 ans en arrière, des mouvements populaires puissants les soutenaient, à présent, cette défense s’est rétrécie.
Dans ce tableau, le seul élément positif c’est qu’une partie de la jeunesse est vagabonde, voyage, et acquiert un esprit ouvert, pas chauvin. Autrement, la régression se manifeste partout par l’existence de partis minoritaires, ultranationalistes, et xénophobes, certes qui stagnent, car le pouvoir a repris un de ses thèmes : la restriction à l’égard de l’immigration.
Prenez les ex-démocraties populaires, elles se sont libérées du joug totalitaire imposé par le communisme Soviétique, mais du coup, ce système n’a pas pu inculquer les idées qui étaient son message, c’est-à-dire : fraternité des peuples, universalisme… d’où un rejet et un retour aux nationalismes, entrainant une régression en Europe ; mais elle n’est pas universelle. Si l’on prend l’Amérique Latine -qui pourtant a vécu dans le passé plusieurs dictatures militaires- j’y vois, car j’y vais régulièrement, des mouvements puissants ! Mise à part la démagogie de Chavez, il y a Lula au Brésil, Correa en Équateur, un nouveau gouvernement en Uruguay, la promotion du peuple Indien en Bolivie… tout cela montre qu’il est possible aux bonnes volontés de réaliser des choses. A titre d’exemple la lutte contre l’enfance misérable et délinquante a pu, en deux ans, redonner à ces gamins livrés à la criminalité un départ de dignité, ils n’apprennent pas seulement l’informatique, lire et écrire, mais aussi la danse, la musique, bref c’est un retour à la dignité. Je ne dis pas qu’en Amérique du Sud tout cela est généralisé, mais j’y vois une population qui aspire à mieux vivre, j’y vois une gauche vivante. Ici on ne fait rien pour les banlieues.
La régression n’est pas universelle en revanche, ce qui l’est, c’est le cours mondial de ce qu’on appelle : développement durable, ce terme « développement » est de la pure vaseline. Les trois mots, développement, occidentalisation et mondialisation sont les trois faces d’un même processus qui conduit la planète vers des catastrophes, pourquoi ? Le développement crée des petites zones de prospérité et des grandes zones de misère. Il suffit de voir les ceintures de bidonvilles autour des grandes villes d’Afrique, d’Amérique Latine.
Le développement détruit les solidarités traditionnelles, accroit les corruptions, il apporte un minimum de choses positives. C’est une formule homogène occidentalisante appliquée à des contextes tout à fait différents sans tenir compte des cultures, comme si celles-ci n’avaient aucune valeur ! alors que chaque culture à ses vertus, ses qualité et ce, jusqu’au plus petit peuple d’Amazonie.
Gardons du développement ce qu’il a de valable, tout en intégrant une politique pour l’humanité qui vise des symbioses, des complémentarités. Par exemple dans les médecines, pourquoi opposer l’orient aux traditions millénaires qui ont fait leur preuve (Tao, Ayurvéda) et l’occident avec ses qualités et ses limites, je propose une symbiose, une coopération. Les peuples d’Amazonie connaissent les vertus des plantes, leurs secrets, les shamans ont des pouvoirs guérisseurs. Le vrai universalisme est une symbiose des qualités propre à chaque culture, loin d’idéaliser les cultures traditionnelles, il s’agit de combattre ce qu’elles comportent de dogmatisme, d’autorité inconditionnée des chefs et des pères, l’émancipation de la femme qui est une chose importante.
Sur la planète, on peut changer d’orientation mais pas de voie immédiatement parce que nous sommes lancés à toute vitesse, dans une sorte de vaisseau spatial avec ses moteurs pas contrôlés : science, technologie, économie, profit, avec en plus un développement des fanatismes divers, une dégradation de la biosphère, une prolifération du nucléaire, une économie mondiale dérégulée qui ira de crise en crise.
La situation est dégradée, il nous faut changer de voie, certains sur la planète ont déjà commencé, car il existe sur la planète des myriades d’initiatives locales, pour l’agriculture biologique, pour dépolluer un lac, pour créer une solidarité, pour résoudre des problèmes de chômage, pour créer une ville saine comme Fribourg en Allemagne.
Les initiatives existent partout dans la société civile mais elles ne se connaissent pas, certaines sortent au niveau mondial, par exemple Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix pour avoir créé la Gramen Bank, une banque pour les pauvres et détenue par eux. A mon avis tout est à changer, il faut lancer des réformes dans tous les domaines : économique, social… tous ces mouvements de réformes devraient se conjuguer pour devenir une force, c’est ainsi qu’une voie nouvelle pourra s’affermir et que l’ancien dépérira pour finalement se désintégrer.
Bien sur c’est gigantesque, mais tout a toujours commencé de façon modeste ; que ce soit le message de Jésus, de Bouddha, de Mahomet, que ce soit le capitalisme, le socialisme au début… toutes furent des initiatives isolées, mais il y avait des conditions de crise, de nécessité pour que la force de leur message se répande. _ Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. En résumé : « Un système qui n’a pas les moyens de traiter ses problèmes est condamné soit à la régression, voire la mort, soit en se dépassant lui-même, à la métamorphose. En refusant la régression, en résistant à la mort, oeuvrons pour la métamorphose ».
Quelles sont les valeurs humaines à cultiver pour se préparer à une métamorphose, pour vivre dignement ensemble sur une même planète nourricière ?
E.M : En premier lieu, nous sommes dans une société où ceux qui ont un certain niveau de vie subissent une intoxication consommationiste, alors que les autres vivent dans la sous consommation. A ceux qui ont plus il s’agit de leur faire comprendre consciemment ce que chacun sait inconsciemment, c’est que l’amour, l’amitié, sont beaucoup plus importants que le fric. Quand on est seul on se console avec l’argent ; plus le monde sera « sec », plus on fera des achats pour compenser un manque.
Deuxièmement une éducation de civilisation s’impose, il faut comprendre que mieux c’est mieux que plus, que la qualité est plus importante que la quantité. Dans le monde où nous vivons, tout est fondé sur un calcul où tout est faux, même quand vous calculez le PIB d’un type dans un bidonville urbain, il semble être le même que celui d’un paysan d’Afrique du Nord, ou d’un habitant d’une médina… mais c’est sans compter la solidarité entre voisins, avec la famille, peut être du travail au noir ou une économie souterraine… Apparemment, selon le PIB, ils vivent à un niveau très bas, pourtant, nous pouvons voir qu’ils vivent d’une autre façon, et ils peuvent survivre.
Quand la solidarité est là, il y a des choses non calculables qui peuvent se produire, le message c’est d’aller dans le sens de la qualité de la vie avec les siens, sa famille, ses amis plutôt que dans d’être soi-même emporté dans un tourbillon de vie chronométré, millimétré.
Faire prendre conscience ce que chacun sait dans les profondeurs de lui-même dont il ne peut pas se libérer car il est pris dans un système d’intoxication. Bien entendu, la réforme de vie est au cœur de toutes les réformes !! Le faire radicalement est très difficile, certains ont essayé vers 1968 dans les petites communautés, ce furent des lieux féconds un certain temps puis ils se sont désintégrés avec les querelles, les incompréhensions… La réforme de vie peut commencer de façon modeste, en observant sa propre consommation, des revues comme « UFC Que Choisir » peuvent nous aider dans nos démarches. En France il s’agirait de créer une ligue puissante de consommateurs qui pourrait peser et ainsi faire accélérer les réformes.
Marx avait dit que le capitalisme ne créait pas seulement un produit pour le consommateur, mais un consommateur pour le produit. Nous pourrions boycotter certains produits si nous étions unis !
Les valeurs nous les connaissons tous : solidarité et responsabilité se sont des valeurs essentielles. La tendance serait de réduire l’autre à un aspect secondaire, négatif ou péjoratif. Je suis frappé de voir autant d’incompréhension dans nos relations les plus diverses, l’autre devient un dégueulasse, une salope… Prendre soin de soi c’est aussi prendre soin de l’autre.
Edgar Morin né en 1921 le 8 juillet. Connu internationalement comme sociologue et philosophe français. Ces ouvrages ont été traduits en 28 langues dans 42 pays. Parmi ses distinctions :
Directeur de recherche émérite au CNRS
Président de l’Agence européenne pour la culture( UNESCO)
Président de l’Association de la pensée complexe
Docteur Honoris causa de 14 universités Commandeur de la Légion d’honneur (France)
Commandeur des Arts et des lettres( France)….
Le nombre d’ouvrages écrits est impressionnant mais « La Méthode » (6 volumes) représente le cœur de sa pensée Pour les livres récents :
Pour une politique de civilisation, Arléa 1997
« Edgar Morin l’Indiscipliné » une biographie paru au Seuil en 2009
Vers l’abîme, L’Herne 2007
Où va le monde, L’Herne 2007
La pensée tourbillonnaire- introduction à la pensée d’Edgar Morin, Editions Germina, entretiens Edwige, l’inséparable, Fayard 2009.
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