« Payer sa dette à la société »
Les interviews révèlent en effet que la fidélité au groupe d’origine est une évidence qui ne saurait être contestée. Lorsque l’enquêteur demande à l’interviewé si sa réussite sociale a impliqué une prise de distance avec les membres de son groupe d’origine (parents, famille élargie, amis, etc.), les réactions sont bien souvent indignées et suivies d’une démonstration de la force des liens qu’il conserve avec ceux restés au village ou dans le bidonville. Le registre dans lequel s’effectue cette justification de la force des liens avec le groupe d’origine est particulièrement frappant. La préservation des liens avec le groupe d’origine est très souvent présentée comme une obligation morale, quelque chose imposé de l’extérieur plutôt qu’un choix personnel. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup de personnes interviewées choisissent de créer des écoles, des organismes de microcrédit, des bibliothèques, des systèmes de bourse d’études, etc. dans leur village d’origine. Une telle démarche n’est pas exceptionnelle chez les Dalits interviewés : elle est majoritaire et s’inscrit dans l’idéologie, qui a notamment été défendue par le leader politique dalit Kanshi Ram, de payer sa dette à la société (« pay back to society »).
Dinesh Bhongare, professeur de psychologie à l’université de Mumbai, parle ainsi de ses activités :
« En plus de mon travail je me dois [accentué fortement] d’être impliqué dans d’autres activités sociales. Je ne peux pas ignorer cette responsabilité sociale. Donc je mets en place des programmes de soutien aux personnes désavantagées socialement, je les aide, j’organise des programmes pour les aider à développer leur conscience sociale, des programmes de soutien psychologique aussi. Nous organisons ce genre d’activités. Notre priorité n’est pas de gagner de l’argent. Donc comparés aux autres professeurs, nous sommes obligés d’organiser ce type d’activités. Et nous ne pouvons pas faire de compromis là-dessus ».
En plus du très symptomatique glissement du « je » vers le « nous », cet extrait d’entretien montre bien que cet engagement social répond à un impératif moral. La dimension personnelle de l’engagement est effacée et c’est au contraire une logique de groupe quivient motiver les prises de position. C’est l’identité collective de dalit qui dicte les modalités de l’action, et cette identité de caste vient informer tous les aspects de la narration de l’histoire de vie.
Le succès de ces personnes est un succès individuel. C’est une personne, voire une famille, qui bénéficie de cette mobilité et pourtant ces individus choisissent de parler de leur mobilité comme si c’était la communauté entière qui s’élevait à travers leur réussite. Et si certains reconnaissent le caractère individuel de leur réussite, ils n’en replacent pas moins leur histoire individuelle dans le cadre de l’histoire de leur groupe. Ainsi, lorsque ces personnes sont interrogées sur ce qu’elles pensent être les causes de leur réussite, beaucoup répondent, sans aucune hésitation, que leur succès s’explique par les luttes menées par Ambedkar. Non seulement les enseignements d’Ambedkar ont permis à leurs parents d’incorporer un certainethos de la réussite qui a structuré leur éducation et les a poussés à valoriser l’éducation, mais Ambedkar est en outre à l’origine du système de « réservations » dans l’enseignement et la fonction publique sans lequel ces personnes n’auraient jamais pu connaître une telle mobilité. La figure d’Ambedkar en particulier et le mouvement dalit en général sont donc toujours présents et viennent informer la narration de soi.
De très nombreuses personnes mentionnent, lors de l’interview, leurs premiers contacts avec le mouvement dalit, l’importance que cela a pu avoir dans leur vie et la façon dont cela a pu marquer en profondeur leur socialisation. La conversion d’un ou plusieurs membres de la famille au bouddhisme (pour certains le jour même de la conversion d’Ambedkar) est une anecdote qui revient très souvent dans les entretiens et qui est mobilisée comme un exemple de la très précoce sensibilisation à l’idéologie dalit. Dans une famille dalit pauvre, la conversion constitue en effet un événement fort pour au moins deux raisons. Tout d’abord, elle symbolise la rupture d’avec la tradition hindouiste, tradition dans laquelle s’inscrivaient les ancêtres depuis des siècles. Une telle rupture est loin d’être évidente tant elle implique une remise en cause radicale des pratiques quotidiennes et de la façon de penser sa place dans le monde physique et métaphysique. La conversion de proches est donc d’autant plus marquante qu’elle est difficile. Cette difficulté de la conversion est souvent plus forte chez les femmes pour qui la conversion a été imposée par leur mari. Par ailleurs, la conversion, telle que la pensait Ambedkar, marque le début d’un processus de déculturation et de désincorporation des structures sociales hindoues incorporées. La conversion symbolise l’entrée dans une nouvelle identité qui est moins religieuse que sociale. Dans la biographie de sa famille, Narendra Jadhav, un très haut fonctionnaire dalit, raconte ainsi la cérémonie de la conversion d’Ambedkar au bouddhisme :
« Dans une déclaration fracassante, il annonça qu’il ne suivrait plus le rite hindou prescrit pour l’anniversaire de la mort de ses parents. Il jura de suivre les grands principes bouddhistes : connaissance, droiture et compassion envers le prochain. Mon corps frissonna, tant l’instant était chargé d’émotion. Des larmes coulaient de mes joues, je sentais la lumière irradier de Babasaheb [surnom souvent donné à Ambedkar]. Jamais je n’oublierai cette journée, ni ce discours, ni le moment où Babasaheb nous demanda de tous nous lever. Avec fierté, nous nous sommes levés, les épaules bien droites, la tête haute. Babasaheb était notre chef et notre sauveur, il allait nous guider vers une vie de bonheur où les castes n’existaient pas, où l’égalité régnait pour tous » .
L’incorporation d’une identité dalit, centrée autour de la lutte contre l’oppression de caste, se fait de manières multiples. Si les personnes issues de caste mahar ont été beaucoup plus exposées au mouvement ambedkariste et ont donc intégré de manière plus précoce cette identité politique, il s’agit de ne pas limiter la définition de l’identité dalit à une orthodoxie ambedkariste et mahar. À la suite d’auteurs aussi divers que Gail Omvedt, Kancha Ilaiah ou Ghanshyam Shah , nous pensons qu’être dalit c’est avant tout refuser la domination sociale héritée de l’ordre brahmanique. Il y a diverses façons d’être dalit, des nuances dans les positionnements, des parcours de socialisation différents, mais le socle commun est le choix d’inscrire la lutte contre la domination au centre de l’identité sociale.
par http://www.laviedesidees.fr/spip.php?page=auteur&id_auteur=0Jules Naudet [