La vertu est elle si difficile à atteindre
Posté par othoharmonie le 19 décembre 2013
« Courage, est-ce tellement autre chose que sagesse ? C’en est plutôt une forme. Le courage était, dans la philosophie antique, une des quatre vertus cardinales du sage. Faut-il dire que c’est une des saisons de la sagesse ? La vertu de la saison mauvaise. Et vous m’accorderez que nous sommes entrés, en ces premiers jours de septembre, dans une saison mauvaise du monde, dans un des hivers de l’histoire. Le courage, voilà bien la sagesse qui est de mise en un tel moment. Je dirais volontiers encore qu’il est une sagesse mobilisée, une sagesse casquée. Mais au fait, Minerve ne fut-elle pas toujours casquée ?
La voici qui doit se faire plus casquée, plus armée que jamais. Mais cette métamorphose n’est nullement inouïe, n’est en rien contraire à l’ordre des choses. Vous savez que la vie a, sur notre planète souvent avare, d’étonnantes ressources d’adaptation. Elles sont enracinées plus profond que toute raison ; elles sont dans le sûr instinct des animaux, voire les plus rudimentaires, et la plante elle-même se comporte comme si elle avait, au plus secret de ses tissus, la prescience et la prudence qu’il faut. La végétation tout aussi bien que les fourmis, s’arrange chaque année pour ses quartiers d’hiver, et nous n’avons cessé de nous en émerveiller que par l’accoutumance. A chaque recrudescence d’hostilité de la part d’un milieu rude et inhospitalier, la vie répond par une nouvelle métamorphose de défense et d’adaptation. Elle transforme des organes pacifiques, faits pour la locomotion ou pour l’économie, en organes de combat et de protection. Tout se blinde, se hérisse, s’aiguise ; la vie rentre, s’il le faut, sous d’épaisses carapaces ; mais elle s’obstine. Sans doute en est-il de la vie de l’esprit comme de celle du corps, car la psychologie moderne nous a montré qu’elle obéit aux mêmes lois fonctionnelles, au même principe d’adaptation. Et quand, tout spontanément, nous sentons à notre plume ou à nos lèvres le mot « sagesse » se transformer en celui de « courage », n’assistons-nous pas, en quelque sorte, à une de ces transformations d’organes ?
Il faut tenir. La vie veut tenir, c’est dans sa nature la plus intime, et quand nous voulons tenir nous aussi, nous pouvons être sûrs que nous sommes fidèles à ses lois, et soutenus par elles. L’herbe pousse entre les pavés ; un arbre parvient à s’agripper à une roche aride, où l’on a peine à comprendre comment il trouve la terre végétale qu’il lui faut. Certes la vie, en se défendant, sacrifie pour sa défense quelque chose de sa substance ; elle ne tire que d’elle-même sa carapace ; elle se tord et se rabougrit ; les espèces et les tribus qui s’installent dans les régions polaires diminuent de taille. Sans doute la vie de l’esprit, elle aussi, doit-elle se ramasser et se recroqueviller pour tenir. Sans doute doit-elle y sacrifier quelque chose d’elle-même. Mais à ce prix, elle aura tenu ; et c’est l’essentiel, car elle est en droit d’espérer de l’avenir le retour de meilleures saisons où elle pourra de nouveau s’épanouir. Et elle a déjà connu, elle a déjà traversé plus d’une de ces époques glaciaires. »
Sur notre monde moderne, Baudouin jetait un regard amusé, sarcastique, fâché, mais toujours révélateur.
1- « Les deux derniers siècles ont connu le mythe du Progrès. Le nôtre a instauré le mythe du Moderne. L’un a remplacé l’autre.
2- C’est par transitions – presque par escamotage – que le mythe du Progrès s’est mué en celui du Moderne. A tel point que le second s’exprime encore parfois dans le langage du premier, et que le peuple s’y trompe. Mais le ton a changé, les mots ont changé de sens.
3- Essayons de suivre ces transitions : La croyance au Progrès plaçait le mieux dans l’avenir ; donc il était bon de courir au-devant de l’avenir ; de là le prestige du changement et de la vitesse. La croyance au Progrès voyait dans la science et les techniques qu’elle instaure son plus sûr instrument ; de là le prestige de la machine. Puis le but, comme il arrive, fut oublié en cours de route ; les moyens devinrent leur propre but. Vitesse et machine sont parmi les principaux éléments du nouveau mythe. Comme la vitesse est un produit de la machine ; comme en outre elles sont toutes deux, par excellence, conquêtes modernes, ces trois entités : vitesse, machine, moderne, s’associèrent aussitôt en un seul complexe bien noué. »
« Il y avait une fois une belle petite cité, riche en rues tortueuses et en souvenirs du moyen âge. Elle était réputée notamment pour ses fontaines, qui se dressaient à chacun de ses carrefours, coiffées de hallebardiers en pied, ou d’allégories bariolées, armées de tuyaux rayonnants et ouvragés, qui dispensaient dans toutes les directions de la rose des vents le bienfait d’une eau froide originaire des montagnes. Comme tous les lieux remarquables, la petite cité fut remarquée en effet par le tourisme. On vint la visiter. Ce fut d’abord le chemin de fer, ce furent ensuite les autos qui y amenèrent saison après saison, jour après jour, des visiteurs disparates, éberlués et cacophoniques. Puis on organisa des services d’autocars. Qui soutiendra encore que le progrès mécanique est contraire au culte des belles choses ? Vous voyez bien qu’il le sert. Jamais les étrangers n’avaient été si nombreux à venir admirer les fontaines, ou à faire semblant.
L’entreprise grossit et prospéra ; le progrès continua de s’en mêler, si bien que l’on construisit des autocars plus longs, plus larges, et d’une capacité plus cossue. Alors il arriva que ces engins eurent de la peine à se mouvoir dans les rues étroites de la vieille ville, et singulièrement à tourner aux carrefours, où les célèbres fontaines avec leurs tuyaux, tenaient vraiment beaucoup de place.
Alors on commença à démolir les fontaines. Les autocars continuèrent le service avec autant de zèle, et les touristes furent charmés. Cette histoire vraie peut servir d’apologue ; elle illustre à merveille cette forme particulière de la sottise humaine que l’on peut appeler la sottise moderne. «
Et maintenant au tour de la politesse : « A la suite de la guerre de 1914, il régna pendant quelques années, à Paris même, une « muflerie » d’autant plus sensible dans cette capitale de la politesse. On rencontrait alors, dans les salons littéraires, un jeune poète frais émoulu de la province et qui, mi-sérieux, mi-plaisant, parlait de fonder une ligue pour la restauration de la vieille politesse française ; et cela semblait si insolite, qu’on l’avait surnommé Diplodocus.
4- Il y a politesse et politesse. Celle que nous entendons, il est clair que c’est elle qu’on nomme « politesse du cœur ». Elle consiste à faire les gestes de la bienveillance réelle, tout le respect vrai, dont nous sommes capables. Certes, la politesse tient à faire le geste, là même où le sentiment n’est pas très vif, là même où il fait défaut ; aussi se fera-t-elle taxer d’hypocrisie par des butors. Elle n’est pas hypocrite, pas plus hypocrite que Philinte ; elle est simplement sage. Elle connaît cette grande loi psychologique, sur laquelle on ferait bien de méditer, qu’il est plus aisé de commander à nos gestes qu’à nos sentiments, à nos actes qu’à nos pensées. Mais c’est en faisant le geste qu’on appelle, comme par une incantation, le sentiment, et Pascal sait ce qu’il dit, lorsqu’il conseille à l’incroyant de commencer par prendre de l’eau bénite.
Les propagandistes de toute farine savent bien ce qu’ils font quand ils vous amènent à accepter leur insigne, quand ils vous le font épingler : la partie est déjà à moitié gagnée. Les croisés commençaient par « se croiser », par porter sur eux le signe de la croix !
Extrait de Le sage de la taconnerie par charles Baudouin.
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