Révélateur de notre liberté
Posté par othoharmonie le 21 décembre 2013
Krishnamurti
S’extraire de toute doctrine, de toute norme et croire en sa propre force d’être humain, c’est ce qu’enseignait le maître indien. Un pilier spirituel salutaire pour le XXIème siècle.
Le premier mot qui me vient à l’esprit lorsque je songe à Krishnamurti, ce maître spirituel si singulier, c’est celui de « liberté ». Et c’est sans doute, et avant tout, cette liberté qui m’a émerveillé lorsque j’ai découvert, dans les années 1970, son livre « La Révolution du silence ». Tout ce qui me fascinait et m’interrogeait à l’époque dans les spiritualités orientales s’y trouvait rassemblé, condensé en une sorte de spirale libre et anticonformiste. Je trouvais là un « instructeur » qui correspondait, sur le plan philosophique, au meilleur de ma révolte adolescente, et dont l’extrême liberté m’offrait non pas un savoir, mais un horizon de possibles. « Ne laisse jamais une tête au-dessus de la tienne », lançait-il comme un avertissement absolu. J’avais voyagé à travers l’Asie (Inde, Népal, Bali, Afghanistan…), mais je cherchais toujours autre chose. Je ne voulais pas adhérer à un dogme, mais habiter la vie autrement. Je refusais tous ces prêts-à-penser, ces mises aux normes, ces chimères où le désir d’autorité l’emportait souvent sur le désir de vérité.
Avec Krishnamurti, tout d’un coup, je me frottais au vivant. Pas de mots vides, jamais. Mais une vision centrale : tout enseignement perd son pouvoir libérateur dès qu’il est accepté comme une doctrine. Nulle promesse d’extase, nul au-delà consolateur – Krishnamurti appelait à une autre perception, à un réenchantement généralisé où chaque facette de l’existence est source d’énergie. Loin de m’imposer un évangile, un catalogue de modèles respectables qui me tiendraient captif, il m’ouvrait la voie à une approche de la vie libérée de tout conditionnement. Pas de croyance imposée, pas le moindre exotisme, mais un enseignement direct, immédiat, qui table sur un seul et unique substrat : ma réalité, à la fois sombre et lumineuse, d’être humain. Une spiritualité paradoxale, non coercitive et déculpabilisante, en ce qu’elle renvoie à ce que je suis, pas à ce que je voudrais être. Une parole de haute désobéissance, secouant la sempiternelle léthargie qui nous soumet à des « sauveurs ».
Mais qui est donc celui qui affirma paradoxalement : « Il n’y a pas de Krishnamurti » ? A vrai dire, celui-là ne parle jamais de lui, mais de nous. Plutôt qu’un sauveur, Krishnamurti m’est toujours apparu comme un révélateur. C’est une sorte de miroir dans lequel j’ai pu me lire, me former, me forger, découvrir mon immensité interne – jusqu’à comprendre que les tempêtes de l’existence peuvent aussi être perçues comme des foyers d’éveil.
Ces tempêtes, ces épreuves, Krishnamurti en a lui-même traversé beaucoup. En 1922, lors d’un voyage en Californie, il découvre la vallée d’Ojai, où il connaît une expérience spirituelle aiguë qui modifie radicalement sa vision de l’existence (ce « processus », qu’il décrit comme une « irruption de la totalité de la vie », durera près d’un an et se répétera jusqu’à sa mort). Celui que la Société théosophique avait qualifié d’« instructeur du monde » dans les années 1920, ce jeune « messie à la peau brune » dont la popularité ne cesse de grandir, poursuit un intense travail de gestation, de révolution intérieure, de remise en cause.
En 1925, tournant décisif, son frère Nityananda meurt. « Mon frère est mort ; nous étions comme deux étoiles dans un ciel nu. En toi […] je vois les visages de tous les vivants et de tous les morts. » Expérience fondatrice, révélation de la nécessaire mort à soi-même : de la violence du chagrin émerge une perception autre (« Une nouvelle force, née de la souffrance, bat dans les veines. »).
Le 3 août 1929, à Ommen aux Pays-Bas, lors d’un discours prononcé devant la Société théosophique, il définit les grandes lignes d’un enseignement aussi incendiaire que simplissime : « Je maintiens que la vérité est un pays sans chemin, que l’on ne peut atteindre par aucune voie quelle qu’elle soit, ni par aucune religion, ni aucune secte… La croyance est une affaire totalement personnelle, vous ne pouvez ni ne devez l’organiser. »
A partir de ce jour, Krishnamurti fait table rase. Il refuse d’être le gourou qu’on voulait faire de lui. Pendant plus d’un demi-siècle, il va parcourir le monde, donnant causeries et interviews, modulant d’infinies variations sur ses thèmes fondateurs : sagesse de l’instant, silence, amour, attention, beauté, souffrance, éducation, justesse, spontanéité, compassion… Réinventant à chaque rencontre une forme unique de méditation à voix haute. Quand on lui demande pourquoi il continue de disséminer sa parole sur tous les continents, il répond : « Pouvez-vous demander à une fleur pourquoi elle fleurit ? »
Krishnamurti m’a transmis une autre façon de voir les êtres et les choses. Il m’a ouvert à un monde neuf, celui de l’infinie première fois : « Observez, dit-il, regardez comme si vous le faisiez pour la première fois. » Qui a vraiment envie de vivre comme un « être de seconde main », répétant les mots des autres, les expériences des autres, le monde des autres ?
On ne peut inviter le vent, rappelle en substance Krishnamurti, mais on doit laisser la fenêtre ouverte. N’est-il pas temps de recouvrer notre capacité d’émerveillement ? D’écouter toute la palette de notre radar intime ?
Que serait une nouvelle présence au monde ? Une liberté parfaite ? Un amour infini ? Et, risquons-le, une terre un peu plus fraternelle ?
Il y a chez Krishnamurti une lucidité fulgurante. Attentif à ne jamais séparer la vie spirituelle de la vie quotidienne, il ne cherche pas à endormir notre inquiétude d’être humain. Il veut en faire le terreau d’une ascension intérieure, d’une présence authentique. Sa parole, chose rare, est à la fois radicale et bienveillante, soit le contraire absolu des grandes schizophrénies mortifères dont on ne cesse de mesurer les dégâts à l’échelle de la planète.
On ne sait si le xxie siècle sera métaphysique, mais pour ne pas mourir, il devrait être krishnamurtien.
Article par Zéno Bianu paru dans CLES.
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