L’être humain isolé dans sa conscience individuelle est la totalisation des affranchissements qui, à travers les siècles ont abouti à lui. Au cours de cette évolution, il y a eu lutte constante, entre la nécessité de vivre dans le milieu et celle de survivre à ses bouleversements. Le milieu est l’ensemble de la nature et de la société. Plus celle‐ci est stable, plus l’individu est réduit à un élément fonctionnel.
Lorsqu’il n’y a pas conflit entre la société et l’individu, cela veut dire que celui‐ci est adapté jusqu’à avoir perdu toute possibilité de changer de fonction. Cela est assez apparent dans les castes et les classes sociales, lorsqu’elles sont rigides. Dès lors, en cas de bouleversement, les individus tombent dans le désordre et la confusion, et la société, dont les fonctions se sont trop spécialisées, meurt.
Et pourtant, l’être humain a la faculté de transformer son milieu et d’en être transformé à son tour. Sa condition n’est pas fixée dans des limites psychiques. En fait, ces limites n’existent pas. L’homme est capable de passer à travers les couches stratifiées de la conscience constituées, par l’accumulation du passé. Il peut briser ses adaptations et se retrouver adaptable rt neuf dans un monde bouleversé.
L’Humain est une perpétuelle gestation, une poussée, parfois violente, qui démolit tôt ou tard ce qui
s’oppose à elle, les organisations sociales, les cadres, les systèmes, les impositions matérielles et morales.
Mais, dit Krishnamurti, ce qu’il faut, c’est tout autre chose que des révolutions sociales, des soulèvements sanglants, des guerres, des massacres, des destructions, des violences pour s’emparer du pouvoir et pour le conserver. Ces tragédies, en vérité, ne font que donner au passé une continuité sous une forme modifiée. Ce qu’il faut, c’est une révolution profonde et silencieuse en nous‐mêmes, dans le processus même de notre pensée, dans la perception que nous avons d’être. C’est à une mutation brusque, à un saut que Krishnamurti nous invite, lorsqu’il déclare que l’homme dans le vrai sens du mot, l’homme normal, n’a pas de moi. Les hommes isolés dans leur conscience individuelle sont un état critique, un passage, en somme une sous‐espèce ou une pré‐humanité qui, à l’examiner sans passion, n’est pas viable. Envisagé ainsi, Krishnamurti n’est pas un instructeur mais une présence. Il compose de manière indescriptible l’unique et le normal. Il est ce qu’il dit : on chercherait en vain en lui la manifestation d’un moi qui n’est plus là, et ce prodige nous surprend de ne pas nous surprendre. Cette présence est invisible, impossible à définir, elle est, par rapport à nous, l’extrême simplification de notre propre synthèse.
L’aboutissement de nos recherches est plus près de nous que ne l’étaient nos tâtonnements. L’élimination de nos essais précédents se produit spontanément en nous, aussitôt que survient la réalisation. Auprès de Krishnamurti, nous ne
sommes que des précurseurs de l’humain. Nous le précédons à la façon d’une espèce antérieure à lui. Nos luttes, nos souffrances, nos aspirations en vue d’une délivrance l’ont annoncé, préparé, engendré. Mais, auprès de nous, Krishnamurti est déjà un précurseur de l’humain. Il nous précède pour avoir déjà franchi le seuil. En ce double sens du mot précurseur, le devenir cesse. Il y a conjonction.
Rien ne peut nous démontrer la possibilité de cette union, si ce n’est l’examen de la distance irréelle que nous avons créée entre nous et nous‐mêmes. Cette perception ne peut être l’objet d’aucun enseignement, puisque les doctrines se proposent de nous faire franchir un intervalle qui n’existe pas ou, plus pernicieuses encore, le veulent infranchissable, humain ici, là divin. Krishnamurti, au contraire, depuis le premier jour où il a déclaré sa réalisation, ne cesse de nous dire qu’elle est à la fois totale et à la portée de tout le monde, soit qu’il affirme que tout homme libéré atteint la vérité comme un Christ ou un Bouddha, que cet accomplissement n’est pas réservé à un petit nombre d’initiés ou de surhommes, mais qu’il peut être atteint par chacun, soit que, plus tard, bousculant la logique rationnelle, il réduise à néant la loi de cause à effet ou que, critiquant toute action sociale émanant d’une idée, il qualifie de régressives les révolutions aussi bien que les réformes. En dépit de ses auditeurs qui lui demandent du temps pour comprendre, pour mûrir, pour accueillir un message qui leur semble se situer au delà de leur degré d’évolution, il s’obstine à nier l’évolution, la durée, le devenir.
Cette insistance jamais relâchée, toujours constante à elle‐même est la base, l’essence de sa vérité.
Quelles que soient les raisons que l’on puisse se donner pour concilier Krishnamurti et un but à atteindre, une recherche, une ascèse, un effort vers un idéal humain ou une perfection divine, elles n’expriment que le
rejet de sa réalité.
Ainsi, c’est à une mutation psychologique que nous invite Krishnamurti, et il nous propose à cet effet une méthode qui consiste à prendre conscience de nos conditionnements psychiques, lesquels nous révèlent leur signification, pour peu que nous leur accordions un intérêt suffisant, et suffisamment désintéressé, impartial, dans le courant de notre journée, sous le coup des provocations de la vie. La difficulté réside en ce que nous sommes identifiés à ces conditionnements au point qu’ils sont nous‐mêmes, qu’ils sont notre moi, de sorte qu’en fait, ils ne peuvent pas « nous » révéler leur signification, mais se la révéler à eux‐mêmes, car nous ne pouvons guère nous ériger en spectateurs de nous‐mêmes sans créer un sur‐spectateur, et ainsi de suite, ad unum, dans l’abstraction métaphysique : le précédé est connu. Ce n’est pas ainsi que l’on brise le cercle vicieux du moi, car l’analyse ne fait que le renforcer.
Mais si l’on veut bien s’emparer de ce que Krishnamurti nous offre de plus nécessaire, l’instant présent, l’être intemporel sans passé ni avenir, on s’aperçoit tout de suite, et peut‐être non sans surprise, que le moi et le présent ne se rencontrent jamais. Le moi ramasse tous les éléments du passé dont il peut se servir, et les projette dans le futur, en composant à cet effet des images : les objets de nos désirs. Et nos rêves, sensuels ou spirituels, nos poursuites, réelles ou imaginaires, ne sont que des stratagèmes destinés à nous donner le sentiment d’une permanence dans une durée.
Mais dès que notre pénétration éclaire à l’improviste, brusquement, en un instant vécu, cette extravagance, on la cherche, elle n’est plus là et, en ses lieu et place, est une légèreté, une délivrance, une félicité que rien ne peut décrire.
Certes, les rêves, les poursuites, les désirs inassouvis reviendront, armés de nos habitudes, de notre paresse d’esprit, de nos vices. Un instant vécu les remettra en fuite. Ils reviendront encore, mais déjà un peu différents. Ce flux et reflux peut durer longtemps, surtout si l’âge nous a déjà façonnés et cristallisés. Nous pouvons changer intérieurement d’une minute à l’autre, mais il faudra peut‐être beaucoup de patience et de persévérance pour que l’ordre se rétablisse sur tous nos registres psychiques et physiques: Krishnamurti le sait fort bien, et n’opère aucun miracle. L’état de connaissance est une réflexion soutenue, une méditation constante, un discernement attentif. L’établir, c’est l’instaurer à tous les instants.
Extrait de KRISHNAMURTI ET L’UNITÉ HUMAINE - de CARLO SUARÈS – Nouvelle édition revue et augmentée 1962 – éd. ADYAR – PARIS http://www.revue3emillenaire.com/doc/livres/Carlo-Suares-Krishnamurti.pdf