SE CONNAITRE par Krishnamurti
Posté par othoharmonie le 15 mars 2014
Il est impossible de nous connaître, si ce n’est dans nos rapports avec le monde et les hommes. Cette proposition de Krishnamurti est fondamentale et, mieux que tout autre, exprime le caractère réaliste de sa pensée. Nous ne saurions concevoir un être à l’état d’isolement. Tout être existe en fonction de ses rapports avec ce qui l’entoure. Donc, si nous voulons nous connaître tels que nous sommes, cela ne pourra être qu’au moyen de nos contacts, de nos échanges, de nos conflits.
Si nous nous isolons dans le but de méditer sur nous‐mêmes, nous nous mettons en fait à l’abri de ce qui, provoquant nos réactions, nous révélerait notre véritable nature. L’isolement serait d’ailleurs illusoire nos rapports extérieurs, fussent‐ils réduits à l’extrême, selon le goût des anachorètes et des sanyasis, existeraient toujours. Mais ils seraient filtrés à travers la coque de protection que nous aurions organisée autour de nous, à l’image de notre ignorance.
Nous pourrions ainsi parvenir à l’équilibre, à la sérénité, à la contemplation et même à l’union mystique, mais cet état ne serait pas la connaissance, et le Dieu que nous découvririons serait factice. Si nous sommes à nous‐mêmes instrument de connaissance, il nous faut sans arrêt nous mettre à l’épreuve, nous voir tels que nous réagissons aux coups du sort. La vie est imprévisible, incertaine et tend à briser les certitudes dont on construit les équilibres psychologiques.
Dieu est la plus grande sécurité possible, celle à laquelle on attribue le pouvoir de nous faire durer indéfiniment, dans un état de béatitude. Mais plus nous nous approchons d’une sécurité psychologique, moins nous nous connaissons.
Chercher Dieu, ou la vérité, c’est chercher à ne pas se connaître. Si nous n’allions qu’à la recherche de sécurités matérielles, celles‐ci, s’écroulant fatalement, nous permettraient de retrouver, un jour, à la fois l’insécurité et la vie. Nul n’est moins vivant que l’homme drapé dans les certitudes spirituelles, dans sa foi, dans le sentiment de son équité. Le pécheur a du moins notion de l’action qu’il mène en faveur de ses buts particuliers, contre les autres hommes. Cette notion le mènera peut‐être un jour à la connaissance.
Mais il arrive que le défenseur désintéressé d’une bonne cause, croyant que sincérité est vertu, agisse pour les uns, contre les autres, s’efforce de faire triompher ceci, par opposition à cela, et, semblable de la sorte au militant le plus stupide, qui ne manque jamais de justifier ses violences, soit un artisan du chaos. Ne saisissant pas, dansses rapports humains, lesoccasions qu’il aurait de se connaître, maiss’identifiant, individu, à une cause collective, et passant son temps à juger, à approuver et réprouver, il se trouve qu’en dernière analyse, plus son action est vive, moins il se sent responsable de la confusion.
Et l’on peut se demander pourquoi nous aliénons notre responsabilité, notre maturité mentale, au point d’oublier que notre premier devoir n’est pas d’agir en aveugles mais de nous connaître.Considérer que la connaissance de soi est une branche abstraite de la philosophie, sans utilité pratique, c’est s’avouer irresponsable. Un quelconque tâcheron, manipulant un outil ou un instrument qu’il n’aurait pas pris la peine de connaître, se sentirait responsable de son échec. Mais, par une sorte d’aberration, nous agissons dans le monde au moyen de l’instrument le plus puissant qui soit, et le plus proche de notre observation — nous‐mêmes — en admettant a priori qu’il est impossible de le connaître.
La masse humaine plonge encore si profondément dans l’ignorance et l’inconscience que les personnes les mieux douées se laissent hypnotiser par le préjugé selon lequel l’état de connaissance absolue est inaccessible à l’homme normal. On « croit » que l’on possède une âme immortelle ou qu’elle n’existe pas. On « croit » à un Créateur ou à l’évolution d’un Univers qui se trouve être là on ne sait comment.
Comme si « croire » avait une signification. Comme si nier la croyance d’un autre avait un sens. En fin de compte, chacun s’établit, au sein du mystère, dans une enceinte fortifiée, limite, but et raison d’être d’une responsabilité particulière, étroite et meurtrière. Se sentir responsable en totalité, et non en partie, est une raison nécessaire et suffisante pour adopter la connaissance de soi comme valeur unique, individuelle et collective.
Cette fusion nous permet d’établir qu’aucun problème n’a de solution sur son plan particulier, car cette solution n’est qu’en la cause du problème : elle est en lui, du fait qu’il est particulier.
Mais en considérant les hommes dans leur unité, et l’homme dans son intégralité, on agit au delà et au‐dessus des problèmes. L’extrême complexité du monde moderne, compartimentée entre les mains des spécialistes, échappe au contrôle de l’homme ordinaire.
La production et la distribution par exemple (qui touchent chacun directement), comportent une quantité incalculable d’éléments.
Ceux‐ci, appartenant chacun à une branche d’études, mettent en jeu les sciences économiques, sociales et politiques, la question du travail et du capital, l’organisation de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, l’histoire, la géographie, les mathématiques, la philosophie, bref, l’ensemble des
connaissances humaines, dont l’application relève de théories contradictoires, soutenues par des
experts qui ne s’accordent entre eux sur aucun point, sauf sur l’impossibilité de produire et de distribuer lesbiens de ce monde sans conflits, de sorte que la base commune de leurs systèmes est la violence.
Or, il est évident que les hommes quelconques, les non‐initiés à toutes ces sciences, ne posséderont jamais la totalité des connaissances de tous ces experts.
Est‐ce à dire que la situation nous a échappé pour toujours ?
Qu’elle dépasse le champ de notre compréhension ?
Regardons‐la dans son ensemble, d’un point de vue direct,simple, humain.
Nous constatons tout d’abord qu’il est facile de beaucoup produire.
Si l’humanité travaillait à plein rendement, nous aurions, en quelques semaines, un amoncellement inimaginable de biens de consommation.
Par ailleurs, des centaines de millions de personnes, ayant besoin de ces biens, les absorberaient immédiatement. Où donc est le problème ?
La production n’est pas un «problème», car si on la laissait se développer selon ses moyens, elle tendrait vers l’illimité.
Pour la consommation, il en est de même. Mais, entre les deux, se situe, disent les spécialistes, une muraille mystérieuse et infranchissable. Ils ne voient pas que ce « problème » ne peut être résolu, du fait qu’humainement il n’existe pas.
Les spécialistes ne mettent pas son existence en doute. Ils s’efforcent donc de le «résoudre», sur son plan particulier.S’ils examinaient la situation du point de vue qu’auraient des réfugiés sur une planète, qui, n’attendant de secours d’aucun ciel, décideraient de se partager, de mettre en commun ce qu’ils obtiendraient de la nature, les mots «prix», «achats», «vente», sembleraient stupides.
Et ils le sont, même techniquement. En effet, dès qu’une guerre éclate, ils disparaissent, sont inexistants, se volatilisent, dans l’incréé. C’est là que se trouve let problème : en dépit des démonstrations des techniciens, il n’est pas matériel, il est psychologique.
Nous voici revenus à la connaissance de soi, et à la nécessité de sortir des cadres où les spécialistes enferment arbitrairement les questions qui nous concernent.
Ce formidable appareil technique, ces difficultés économiques et financières, ces rouages innombrables et inextricables, sont les trucages grâce auxquels nos dirigeants nous interdisent l’accès de leurs conciliabules. Ils se parentde leurs vaines compétences pour nous signifier des tabous.
Et nous, à la fois crédules et désabusés, résignés et révoltés, ne sachant où ni comment agir, nous nous laissons entraîner à mener notre combat là où nous ne sommes que la contrepartie, la partie opposée, dans ce jeu de destructions. Que nous soyons pour la droite ou la gauche, pour l’Occident ou l’Orient, pour l’esprit ou la matière, Krishnamurti nous montre que ce sont là des réactions dictées par notre propre conditionnement et que nos armes ne valent guère mieux que celles de nos ennemis.
Mais, aussitôt que nous acceptons de faire de la connaissance de soi une valeur, un monde nouveau s’ouvre à nous, car, cessant de nous compartimenter et de subir nos difficultés réparties en catégories, nous nous intégrons en nous‐mêmes et en l’unité humaine.
Extrait de KRISHNAMURTI ET L’UNITÉ HUMAINE - page 19 de CARLO SUARÈS – Nouvelle édition revue et augmentée 1962 – éd. ADYAR – PARIS
Publié dans APPRENDS-MOI, Etat d'être | Pas de Commentaire »