Développement personnel à l’époque de Montaigne

Posté par othoharmonie le 20 mai 2014

 

Les « Essais » de Montaigne se révèlent un étonnant manuel de développement personnel. L’anglaise Sarah Bakewell a décortiqué la pensée du philosophe et en a extrait 20 leçons de bonheur.

220px-Montaigne-DumonstierLiriez-vous une biographie de Montaigne ? Peut-être pas. Mais vous seriez probablement alléché par un titre du genre : « Comment vivre ? » C’est celui qu’a choisi Sarah Bakewell, au risque de passer pour une moraliste à deux sous. Mais le sous-titre révèle la vraie nature de l’objet : « Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse».

Attention, il ne s’agit pas de savoir comment on doit vivre : la question morale, ici, est délibérément absente. Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) se souciait uniquement de bien vivre, c’est-à-dire de manière pleinement humaine, aussi satisfaisante, intelligente et heureuse que possible. Il ne défendait pas des thèses, mais se contentait de dire ce qu’il avait fait, dans telle ou telle circonstance, sans jamais se donner en exemple.

Sarah Bakewell l’a découvert par hasard, il y a une vingtaine d’années. A court de lecture, à Budapest, elle est tombée sur une traduction des « Essais » dans une boutique de livres d’occasion. C’était le seul ouvrage disponible en anglais. Elle l’a ouvert et ne l’a plus lâché… Il faut dire que les livres, cest son affaire. Cette Anglaise de 50 ans a passé une partie de son enfance en Australie où son père était libraire et sa mère bibliothécaire. Après des études de philosophie, elle est devenue conservatrice au département des incunables de la Wellcome Library, à Londres.

« Comment vivre ? » n’est pas une biographie à proprement parler. Sarah Bakewell a plutôt voulu tirer les leçons du parcours de Montaigne et explorer, si l’on peut dire, ses vies posthumes. Car l’auteur des « Essais » passionne des générations de lecteurs depuis plus de quatre siècles.

Montaigne a inventé un genre littéraire. Il s’observe, se raconte parfois de manière osée (la petite taille de son sexe le tourmente…), alors qu’au XVIe siècle un auteur ne se livrait que pour évoquer de hauts faits. « Chacun regarde devant soi, constate-t-il. Moi, je regarde dedans moi : je n’ai affaire qu’à moi, je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte […]. Je me roule en moi-même. » Se raconter lui permet de tendre à ses lecteurs un miroir dans lequel ils se reconnaissent. Chacun a l’impression d’avoir vécu de telles scènes, et même d’avoir écrit ces textes. « Il me semble que c’est moi-même », disait André Gide, grand admirateur des « Essais ».

De son vivant, Montaigne réussit la prouesse d’enchanter des lecteurs indépendants d’esprit sans choquer les hommes d’Eglise les plus orthodoxes. Sa règle est en effet de « tout remettre en question », mais avec une seule exception : sa foi religieuse, qu’il déclare au-delà du doute. Il prône la sou- mission à Dieu et à la doctrine catholique. Cette foi du charbonnier est bien vue par les autorités ecclésiastiques, dans la mesure où elle s’oppose au protestantisme qui fait passer le raisonnement privé et la conscience avant le dogme. Mais au siècle suivant, le fidéisme sera mis en question, et on commencera à reprocher à Montaigne toutes sortes de choses, à commencer par ses délicieuses histoires animalières qui semblent mettre hommes et bêtes dans le même panier. Il insupporte Descartes et fait bondir Bossuet, tandis que Pascal le considère comme « le grand adversaire ». Mis à l’Index le 28 janvier 1676, les « Essais » le resteront jusqu’au 27 mai 1854, pendant près de cent quatre-vingts ans.Voltaire puis Nietzsche, eux, s’enthousiasment pour Montaigne qui apparaît comme un précurseur des Lumières. Les romantiques en font un romantique, et les moralistes victoriens un allié, publiant des versions abrégées, expurgées et aseptisées de son oeuvre. Toutes ces lectures et contre-lectures font vivre les « Essais » et assurent l’immortalité littéraire de leur auteur.

L’éloge du doute

Très inspiré par les philosophies de l’Antiquité grecque (stoïcisme, scepticisme et épicurisme), vouant une admiration sans borne à Plutarque dont il a recopié des passages entiers, Montaigne laisse courir sa plume : il écrit ce qui lui passe par la tête, sans souci de cohérence. D’ailleurs, il voyage de la même façon : les personnes qui l’accompagnent en Europe le voient changer de route chaque fois qu’il entend parler d’une chose intéressante. « Montaigne assurait qu’il était impossible de s’écarter du chemin : il n’y avait point de chemin », commente Sarah Bakewell. Lui-même explique : « S’il ne fait pas beau à droite, je prends à gauche ; si je me trouve peu apte à monter à cheval, je m’arrête… Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J’y retourne ; c’est toujours mon chemin. Je ne trace à l’avance aucune ligne déterminée. » 

Ses « Essais » sont truffés de « peut-être », de « je crois » ou de « ce me semble ». Souvent, un « encore ne sais-je » met en doute ce qu’il vient d’affirmer. Il est persuadé que toute chose a plusieurs faces et que tout est relatif. Ce scepticisme et cette humilité, cet éloge du doute sont d’autant plus remarquables qu’il vit dans un siècle où catholiques et protestants sont capables des pires horreurs pour défendre une simple formulation théologique. Vivre dans l’incertitude : c’est l’une des vingt « réponses » repérées par Sarah Bakewell. Les autres ne sont pas toujours aussi parlantes. Si l’on comprend d’emblée le sens de « S’arracher au sommeil de l’habitude », « Tout remettre en question » ou « Vivre avec tempérance », il faut découvrir ce que signifie « Se ménager une arrière-boutique », « Ne philosopher que par accident » ou « Faire du bon boulot sans trop ». Pourquoi vingt réponses, d’ailleurs ? Ce chiffre rond a quelque chose d’artificiel. Pour sa part, Stefan Zweig avait tiré huit leçons de cette oeuvre qu’il admirait – huit manières d’être libre…

L’une des « réponses » de Montaigne est qu’on peut traverser une guerre inhumaine en restant humain. Il condamne la torture, à une époque où celle-ci se banalise et prend les formes les plus monstrueuses. Sans être forcément héroïque – on l’a vu fuir son domaine lors d’une épidémie de peste – il est capable de ne pas se salir les mains. Et, mieux encore, de chercher à réconcilier les pires ennemis, en se mettant à la place des uns et des autres. « Au Gibelin j,étais Guelfe et au Guelfe Gibelin », dit-il joliment.

C’est un autre de ses traits – et une autre « leçon », tirée par Sarah Bakewell : multiplier les points de vue. Montaigne se documente sur les coutumes de peuples lointains pour s’émerveiller de leur étrangeté et souligner le caractère aléatoire de toute chose. « Je ne connais pas de meilleure école pour former la vie, écrit-il, que de mettre sans cesse devant nos yeux la diversité de tant d’autres vies, opinions et usages. » Changer de perspective, c,est aussi, à la manière des sages de l’Antiquité, prendre les choses de très haut pour les relativiser. Vues du ciel, nos petites ambitions évoquent des fourmis qui s’agitent dans tous les sens. Et « au plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul ».

Faire diversion face à la douleur

Montaigne a perdu, en 1563, Etienne de la Boétie, qui était pour lui comme un frère. Cette amitié profonde, il l’a exprimée par une phrase devenue célèbre : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. » La Boétie est mort en parfait stoïcien, avec courage, sagesse et dignité. Mais à partir de ce jour-là, Montaigne a éprouvé la nécessité de se protéger de la douleur qui naîtrait de la perte d’un être cher, lui qui a vu mourir en bas âge cinq de ses six enfants. Il est devenu un fin connaisseur des techniques de diversion. Par exemple, pour chasser la crainte du vieillissement, il se concentre sur un souvenir d,enfance. Pour consoler une veuve, il lui parle de son époux, mais fait doucement dériver la conversation : « Je lui dérobai imperceptiblement cette pensée douloureuse, et la tins en bonne contenance et du tout apaisée autant que j’y fus. »

Sarah Bakewell a choisi des citations dans la langue originale, l’ancien français. Cela gagne en saveur, mais perd parfois de sa force, car il faut relire à deux fois pour saisir la justesse du propos. Son livre est cependant une excellente introduction à Montaigne. Le lecteur n’a plus qu’une hâte en le refermant : se plonger dans une version modernisée des « Essais ».

Autre leçon de Montaigne, et non la moindre : « Ne pas se soucier de la mort. » Jeune homme, en bon stoïcien, il pensait que la grande affaire de l’homme était de se préparer à bien mourir. Mais un accident de cheval, qui a failli lui ôter la vie à l,âge de 36 ans, lui a fait voir les choses tout autrement. Un paysan passe-t-il son temps à réfléchir sur la façon dont il passera sa dernière heure ? « La Nature lui apprend à ne songer à la mort que lorsqu’il est en train de mourir. » Mieux vaut vivre pleinement, dans l’instant : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et même quand je me promène solitairement dans un beau verger, si mes pensées se sont occupées de choses étrangères pendant quelque partie du temps, une autre partie du temps je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. »

Les coaches du bonheur ne disent pas autre chose quand ils conseillent de goûter l’instant, de faire le vide dans ses pensées, de se détacher du bruit du monde. Avec quelques siècles d’avance, Montaigne a incité chacun à être témoin de ce qui se passe en soi. Les « Essais » sont une précieuse leçon de liberté, pour se détacher des poisons que sont la vanité, l’avidité, la routine ou le fanatisme. Et une invitation au bonheur de vivre. 

par par Robert Solé sur http://www.cles.com/enquetes

 

Laisser un commentaire

 

katoueluv |
jeanneundertheworld |
darkangelusmag |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | debbyka
| nouvelles du front ... en a...
| Les ateliers d'Anissina Tur...