Nous ne percevons le monde qu’à travers un mur de symboles
Posté par othoharmonie le 22 juillet 2014
NC : De la Grèce au Maroc, en passant par l’Égypte, accueillir chaleureusement l’étranger – lui offrir spontanément le gîte et le couvert – semble une tradition du bassin méditerranéen. Vous vous en êtes émerveillé dans les années 30… Est-ce un fait universel et peut-on parler d’une anthropologie de l’hospitalité ?
Jean-Pierre Vernant : L’hospitalité est à la fois une conduite, une valeur, une obligation, une façon de vivre et de s’ouvrir sur l’extérieur que l’on trouve certes dans beaucoup de pays méditerranéens ou proche-orientaux. Mais la sociologie est de moins en moins portée à parler d’une « culture méditerranéenne » et insiste aujourd’hui sur les différences autant que sur les points communs. L’hospitalité se retrouve ailleurs et ses dimensions sont multiples… Il y a d’abord le fait qu’à la campagne, l’étranger est un voyageur. À pied ou à cheval, il arrive après avoir marché, il est en attente d’un secours ou d’un contact humain; tandis qu’en ville, ce contact est surabondant.
Ensuite, il y a le fait que dans ces civilisations rurales et paysannes, le voisinage, ça compte ! Avec des sentiments parfois ambigus, mais on a besoin d’entraide, d’une famille, de voisins. Alors, dit Hésiode le poète grec du VIIème siècle avant notre ère, il faut s’arranger pour être bien avec ses voisins : ils pourront donner un coup de main en retour. En ville, on ne sait même pas qui habite en face ! Autre type de relations ? Pas seulement : qu’est-ce donc que la maison, cet espace habité, organisé, pensé, très souvent fonctionnel, avec un endroit pour manger, pour dormir, pour les femmes, les hommes, les jeunes ? Là encore, on trouve des constantes mais aussi des différences très grandes, comme la place accordée aux femmes, parfois complètement à part.
Enfin, il y a le statut de l’étranger : comment est-il pensé ? Dans certaines sociétés, c’est l’ennemi. En Svanétie, une région de hauts plateaux en Géorgie où les Svanes chrétiens vivent à proximité des Ingouches et des Tchétchènes musulmans, les maisons comportent une tour accessible seulement de l’intérieur, par une échelle donnant dans la salle principale. Les Svanes racontent que cela remonte aux raids de leurs adversaires ethniques et religieux. Quand ceux-ci arrivaient et enfonçaient la porte, on grimpait dans la tour (où l’on gardait des provisions), on relevait l’échelle, et il devenait plus facile de les repousser. En grec, « xénos » signifie « étranger » mais aussi « hôte ». Le mot est ambigu, il implique à la fois l’étrangeté, l’éloignement mais aussi le contact, le rapprochement, et tout le statut de l’étranger est là.
Comme dans le paradoxe du mot « hôte », qui désigne celui qui est reçu comme celui qui reçoit ?
Oui. Quand vous accueillez quelqu’un, votre hôte devient votre xénos, c’est-à-dire qu’à son tour, il vous rendra le même service, à vous ou à quelqu’un se réclamant de vous. De la même façon, le don implique un contre-don : donner est en même temps une façon de recevoir. Le présent engage celui qui reçoit, il faudra à un moment qu’il donne et qu’il donne plus. Si vous restez en deçà de ce que vous avez reçu, vous êtes sous la dépendance de celui dont la générosité vous a submergé. Les relations de réciprocité sont la base même d’un échange de ce type, qui n’est pas monétaire : l’argent n’a pas d’odeur, ne suppose pas un retour à l’envoyeur, tandis que le cadeau que donne le Grec reste d’une certaine façon lié au donateur.
Donner est aussi une façon d’assujetir
Ce serait la raison profonde de la colère d’Achille, pendant la Guerre de Troie ? Quel outrage Agamemnon lui a-t-il fait ?
Quand l’armée grecque ramasse du butin, on le met au centre, les soldats font cercle autour et on procède à la distribution. A chaque homme ira une part égale. Mais en dehors de ce butin commun, il existe une « part d’honneur » – le mot grec est géras, prononcé guérasse – à laquelle ont droit les guerriers au comportement le plus héroïque. Or Agamemnon a pris à Achille sa part de géras, la captive Briséis, la « part d’honneur » qui signifie pour Achille qu’il est aristos Achaios, le « meilleur des Achéens ». En confisquant Briséis, Agamemnon ne prend pas seulement une personne à laquelle Achille tient : il remet en cause le symbole de sa valeur exemplaire. C’est ça l’important ! Pour se réconcilier avec Achille, Agamemnon envoie une délégation lui annoncer qu’il reconnaît ses torts, qu’il lui rend Briséis telle qu’il l’a reçue, intacte, sans avoir abusé d’elle; l’accompagnant de trépieds, d’or et autres bien précieux – une des meilleures terres dans son royaume du Péloponnèse, des vignobles et une fille qu’il épousera sans payer de dot. Mais Achille répond qu’il ne veut rien, parce que tout ça n’est que de la crotte de bique et ne peut pas être considéré comme l’équivalent de ce qui lui a été pris, son honneur, le témoignage visible qu’il est un homme exceptionnel. D’autant que ces cadeaux, Agamemnon les possédait, et en les donnant il établit entre lui et Achille une relation d’inégalité : les accepter apporterait le témoignage d’une vassalité par rapport à Agamemnon. Achille n’en veut pas.
Aussi, plus tard, quand il initie la tradition de la remise d’un prix au vainqueur des Jeux, que fait-il ? Puisque c’est lui qui organise les Jeux, est-ce lui qui va le donner ? Non. Le prix est déposé, disent les Grecs, « au centre », dans un espace public, sous les yeux et le contrôle de la collectivité. Pour parler le langage du droit romain, il devient « res nullus », une chose n’appartenant à personne. Le vainqueur va poser la main sur ce prix et s’en emparera sans l’avoir reçu en cadeau de quiconque : il n’est le vassal de personne. Ce cadeau ne le lie en aucune façon. Il est rendu comparable à ce que pourrait être un objet évalué en monnaie, où en effet, par le fait de la monnaie et de son abstraction, l’objet une fois acheté n’appartient plus du tout à celui qui l’a vendu. Il n’y a pas de monnaie encore, mais ce contrôle de la collectivité fait que l’objet se détache des valeurs symboliques qui lui donnaient un sens quand il appartenait à quelqu’un, pour devenir simplement un objet de valeur qui n’est plus à personne et que le possesseur prend et s’approprie.
Le mythe grec est une narration sans conclusion
Avec Achille nous voici dans le mythe. Que penser des phrases d’Albert Camus ou de Simone Weil disant : « Il faut absolument s’arracher au mythe » ?
Tout dépend de ce qu’on appelle mythe, une notion difficile à circonscrire car là aussi les dimensions sont multiples. Prenons le mot grec, « mythos », qui veut dire récit, discours, parole. À l’origine et jusqu’au Vème siècle, mythos et logos ne sont pas différenciés, tous deux désignent la parole. Au fur et à mesure que vont se développer des formes d’écriture et de réflexion (la philosophie avec Platon et Aristote, l’histoire avec Hérodote et Thucydide, la médecine et d’autres traités de ce genre), mythos va se séparer de logos, parce que les auteurs vont utiliser le premier terme pour désigner ce que racontaient leurs devanciers et auquel ils ne croient plus. Effectuant une coupure, ils vont expliquer que mythos, c’est quand les gens racontaient n’importe quoi, répétaient de vieilles légendes invérifiables. Tandis que, dira Hérodote (et Thucydide encore plus), quand j’écris quelque chose, c’est toujours que j’ai vu ou entendu des gens qui ont participé aux événements, car moi, le mythos, pas question !
Alors, que sont ces histoires légendaires ? La façon dont les Grecs se représentaient leur lointain passé, l’origine du monde, la cosmogonie, les dieux, les héros. Mais le mythe, normalement, c’est oral, ça se transmet de bouche à oreille, et ce que les Grecs se transmettaient ainsi, il nous en reste uniquement ce qu’enont fait des gens qui écrivaient : la poésie épique ou lyrique, la tragédie, la philosophie, l’histoire. Dès le VIIème siècle, beaucoup d’historiens commencent leurs récits par les dieux et les héros, qui sont pour nous légende et mythe. Pour la fondation d’Athènes, ils vont raconter comment Athéna, poursuivie par Héphaïstos, se refuse à lui. La semence d’Héphaïstos tombe sur sa cuisse, elle l’essuie avec un bout de laine qu’elle jette, et il va en naître Cécrops, mi-homme mi-serpent, fondateur d’Athènes. Et ils racontent cela comme ils vont raconter ensuite la vie de Solon, ou d’autres, qui deviennent pour nous des personnages de légende alors qu’ils sont réels.
Quels étaient donc les principes mentaux qui présidaient aux mythes ? Et pourquoi est-ce intéressant ? Notez bien que je parle des mythes grecs, et non du mythe en général. Bien au contraire, je mets en garde contre l’idée qu’il existerait une fonction mythique, que le mythe serait une forme de pensée. Je crois que, comme les Grecs, il faut savoir remettre à leur place ces histoires légendaires. Quand Aristote ou Platon disent que ce sont des contes de nourrice, ils essaient de promouvoir d’autres formes de récit et de réflexion. Et le mot mythe sert maintenant à désigner toute croyance largement répandue, populaire, se diffusant très vite parce qu’elle correspond à un besoin d’explication à la fois simple et merveilleuse, et que les gens se révèlent prêts à croire n’importe quoi. C’est pourquoi il faut se garder des mythes sur l’islam, le progrès ou la science – qui sont des mythes aussi – et leur opposer une réflexion et une analyse basées sur une étude précise et objective des faits.
Le mythe grec traduit une certaine vision de ce que sont le monde, l’homme, la vie, la mort, notre rapport au monde, au divin, à l’autre et à nous-mêmes. Il le traduit à travers une narration, sans conclusion. C’est dans le cours même du récit qu’on est amené à s’imprégner d’une certaine façon d’être au monde.
Et l’être au monde des Grecs est modeste : on ne croit pas que tout est possible, que l’homme est maître de la nature et peut tout faire. Sentiment des limites, mais sentiment qu’à l’intérieur de ces limites, l’homme est responsable de ce qu’il fait. Pas de vérité imposée, pas de dogme. Hésiode raconte l’histoire de l’origine du monde avec Chaos, Gaïa, Eros ; mais d’autres théories placent Okéanos et Thétys en premier, et les récits orphiques parlent d’un œuf cosmique où tout est confondu. Différentes façons d’expliquer un monde où chaque chose a un aspect défini, se distingue du reste, avec à la fois le jour et la nuit, le bien et le mal, le bonheur et le malheur, les contradictions de l’existence humaine. Pourquoi l’homme est-il mortel, malheureux, pourquoi doit-il travailler ? Hésiode, avec le mythe de Pandora, le raconte d’une façon incroyablement inventive et précise. Mais il existe d’autres versions, où Prométhée fabrique le premier homme et la première femme – ce qui n’est pas du tout la version d’Hésiode –, ou encore ilssont créés par des personnages héroïques qui échappent au déluge et jettent des pierres qui deviennent les hommes. Multiples versions, mais pas de vérité qui s’impose, ni de culpabilité ! Si l’on compare la Genèse et le mythe de Pandora, on voit que, contrairement à Eve qui a donné la pomme, Pandora n’a aucune responsabilité, aucune désobéissance, elle obéit strictement aux ordres de Zeus. Les hommes ne sont responsables en rien de leur destin, mais ils ont un destin : il faut naître, grandir puis mourir alors qu’au départ on était mêlé aux dieux, il n’y avait ni naissance, ni mort, ni parents, ni femme. Si tout le malheur s’ensuit, ce n’est pas la faute de la femme, c’est comme ça : acceptation d’une condition qui est faite de contradictions.
Le monde nous est inaccessible en direct
Ne vivons-nous pas la réémergence de certains mythes, concernant l’origine du monde (avec le Big Bang) ou l’après-vie (avec les histoires rapportées par les NDE) ?
Le Big Bang, ce n’est pas très différent d’Hésiode. Quant à l’après-vie, les Grecs connaissaient cela très bien. Il y a toute une collection de personnages, comme Hermotime, dont on nous dit que le cadavre a disparu. Ils se promènent dans l’univers, reviennent dix ou quinze ans après, se remettent dans leur cadavre et réapparaissent. Empédocle explique qu’il n’est pas seulement le philosophe que les gens voient, avec son insigne et ses sandales d’or, mais qu’il a été autrefois une petite jeune fille, un oiseau, une plante, et qu’il a gardé le souvenir de ses vies antérieures. À mon avis, tout ceci est lié. Si l’on regarde ce qu’il y a en commun avec d’autres traditions, qu’est-ce que cela veut dire ? Que les Grecs connaissaient des techniques de concentration de l’âme. Pour eux, l’âme est répandue dans tout le corps. Je bouge le doigt de pied, si je le veux, parce qu’un morceau de mon âme est en contact avec mon doigt de pied. Mais si je peux arriver à rassembler mon âme, à l’isoler en quelque sorte du corps et à la concentrer en elle-même, grâce à des exercices de concentration et de contrôle respiratoire… pouf ! cette âme fiche le camp et va se promener dans le monde stellaire, et elle peut revenir à auparavant. Empédocle parle d’une “ concentration du diaphragme ” qui permet de se remémorer ses vies antérieures. Et alors, on échappe au cycle des nécessaires réincarnations et on rejoint l’étoile à laquelle on appartient. Empédocle est convaincu qu’il est immortel. Et l’on raconte que pour finir, il monta à l’Etna, laissa ses sandales d’or pour que tout le monde comprenne, et se jeta dans le volcan, devenant dieu de cette façon.
Les expériences rapportées aujourd’hui sous un habillement scientifique ou pseudo-scientifique correspondent à des choses qui existaient, marginalement, chez les Grecs, qui pensaient en gros que lorsqu’on était mort, on était mort, on quittait le monde de la lumière, on cessait d’avoir un visage et on devenait invisible, une ombre brumeuse dans le pays d’Hadès. Mais un certain nombre pensaient que non!
Il n’existe pas d’humanité sans mythe ?
L’homo sapiens est un homo religiosus, pour des raisons très diverses. Qu’est-ce qui caractérise l’espèce humaine ? L’outillage, le langage, la sexualité, la pensée, la science, l’art, les institutions sociales… Tout cela se caractérise par ce qu’on peut appeler la fonction symbolique, c’est-à-dire la capacité de l’homme – et même l’impérieuse nécessité – d’établir entre lui et le monde, dont il est un animal et où il s’enracine, un monde intermédiaire, créé par lui, symbolique. Un outil est aussi symbolique qu’un mot, une institution est aussi une façon de se comporter, etc. Entre l’homme et les objets, le réel, la nature, le monde, il y a donc comme un énorme écran de constructions symboliques qui se modifient en permanence.
Le peintre veut exprimer sa vision de la nature, mais il lui faut des pinceaux, la peinture, la toile. Quand je dis le mot chien, vous comprenez parce que vous parlez français, mais le mot chien n’est pas le chien, s’il l’était, on ne dirait pas dog en anglais : il y a là un intermédiaire, à la fois un écran et le moyen de passer. Si tout a été médiatisé, c’est que l’homme expérimente à tout moment que, derrière tout ce qui constitue la civilisation, il y a ce que cela lui permet d’atteindre et qui est autre, au-delà du symbole, mais ne peut pas être saisi sans le symbole.
Ce qu’on appelle la religion, c’est tout simplement l’expression de l’idée selon laquelle ce que les hommes voient là, dans leur caverne, ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, pour eux, c’est ce qui est derrière, invisible, inaudible et qu’on va appeler le divin, la surnature, etc. Le religieux représente en quelque sorte l’extrême pointe de la logique de la médiation par le symbolisme. Quand on abolit dieu et le reste, c’est généralement pour donner à tout cet appareil de médiation une orientation différente. Mais on vise toujours cet invisible qui donne sens à tout.
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