Apprendre à se tenir droit
Posté par othoharmonie le 23 août 2014
Manochhaya, alias Katia Légeret, a appris la danse sacrée du Bharata-natyam, dans les plus grands temples du Tamil Nadu, en Inde. Son vieux maître de musique l’a surprise en disant qu’en Occident, il ne voyait plus de femmes, ni d’hommes. Il explique cette dissolution par le manque de verticale dans nos vies. Se tenir droit suppose une certaine « qualité de présence »…
La danseuse indienne Manochhaya, Katia Légeret pour l’état civil français, a été initiée à la danse sacrée du bharata-nâtyam par Amala Devi, dépositaire de l’enseignement d’une ancienne et célèbre lignée, transmise par le maître Ram Gopal. Elle a eu le privilège de danser aux côtés de Swarnamukhi, danseuse d’État du Tamil Nadu, dans les plus grands temples de l’Inde, et de recevoir la transmission des cent huit pas appelés karanas. Par ailleurs ancienne élève de l’École Normale Supérieure en philosophie, docteur en science de l’art, elle est habilitée à diriger des recherches en esthétique à l’université de Paris I-Sorbonne4. Bref, ses mots sont pesés. Rencontre.
« Dans la danse, dit Manochhaya, l’émerveillement commence par une dissolution de ce que nous croyons être notre forme corporelle. Aussi bien en entrant sur scène que dans le travail quotidien de la danse, c’est ce que les Indiens appellent pushpanjali, l’offrande de fleurs. La danseuse arrive avec des pétales de rose dans la main, qu’elle offre à la divinité en se prosternant sur le sol. Cela signifie qu’elle fait une offrande de son corps, comme à la naissance du monde dans l’hindouisme, où l’homme cosmique se démembre pour que l’univers puisse exister dans toutes ses formes. C’est l’idée shivaïte de la métamorphose incessante des formes. Tout est mouvement. Il ne faut pas s’attacher à des formes corporelles. À ce niveau, la richesse est infiniment grande – une heure, on se sent poisson, l’heure d’après, oiseau, dans une fusion avec les éléments de la nature, ou avec des idées.
Comment lier cette métamorphose spirituelle et artistique à la vraie vie ? Comment imaginer que ces visions puissent inspirer la condition humaine ?
Mais se lever chaque matin, et se redresser, comme un petit enfant à la recherche de son identification, constitue le foyer même de notre créativité. Il n’y a rien de plus triste que de se lever le matin, de se rasseoir pour déjeuner et de se sentir exactement comme la veille. La créativité qui nous est demandée pour devenir humain consiste à nous sentir nouveau dans chaque geste, chaque parole, chaque respiration. Parce que le corps, je pense, nous permet de sentir ce que cela signifie d’être autre. Cela n’est pas contradictoire avec la quête d’être soi-même – mais c’est autre chose, qui se joue au niveau du cœur… C’est une alchimie, un centre, la verticale dont il est question quand on parle du propre de l’homme. Plus je maîtrise mon corps physique, plus j’ai le sentiment d’être en contact avec le tout autre. La rectitude est contagieuse. Je vois quelqu’un qui se tient droit, j’ai envie de l’imiter, même malgré moi.
Comment de grands danseurs traditionnels voient-ils les humains modernes évoluer ?
Quand j’ai rencontré mon vieux maître de danse, je connaissais tout un répertoire que j’étais fière de lui présenter, en espérant qu’il me choisirait comme disciple. Mais il m’a simplement demandé de traverser la pièce en marchant naturellement. Pour moi, c’était presque une humiliation. Puis il m’a demandé si toutes les femmes de mon pays marchaient comme ça. Je lui ai dit qu’après tout le travail que j’avais fait, je me sentais un peu différente. Alors il m’a parlé de la “verticalité masculine” qui émanait de moi, tout en me faisant bien comprendre qu’il ne s’agissait pas de l’axe sacré Ciel-Terre-Humain, mais d’une raideur volontariste, d’une fausse verticale, imbibée d’horizontalité : en Occident, nous savons ce que nous voulons et nous nous dressons pour marcher vers ce but. Les femmes comme les hommes.
« Là, sous ses yeux, j’avais traversé la pièce dans le but précis de le convaincre, avec une farouche volonté. Plus tard, il est venu en Europe et il a été frappé par le fait qu’ici, nous sommes tous et toutes comme ça. “En un mois de voyage, m’a-t-il dit, je n’ai vu qu’une ou deux vraies femmes, c’est tout.” Je lui ai demandé ce qui nous manquait. Il m’a répondu : “Le principe de complémentarité.” D’après lui, c’est un manque qui touche les deux sexes : les femmes marchent comme des hommes, mais les hommes eux-mêmes ne savent plus marcher non plus. Ce qu’il faut comprendre, c’est la complémentarité. Alors, nous pouvons marcher dans la verticale, dans ce centre, que j’avais commencé à bien installer en moi à cette époque-là… mais pas suffisamment et le maître m’a dit : “Je ne vois pas en vous la liane qui grimpe autour de l’arbre”.
Ce qui signifiait quoi ?
Physiquement, une fois que l’on sait placer son dos, il faut apprendre à travailler au niveau du diaphragme, du plexus, de tout ce qui est “onde”. C’est sans arrêt le jeu des forces contraires. Puis, petit à petit, il s’agit de les minimiser le plus possible, pour que cela ne se voie pas. Il y a des styles qui vont accentuer le déhanché, quand c’est féminin, ou l’ouverture des épaules, quand c’est masculin, mais je brosse là une caricature. Mon maître, au début, me faisait exagérer ces mouvements. Plus les années ont passé, plus il m’a demandé de rendre ces gestes invisibles.
« On retrouve cette idée dans la musique indienne, quand on travaille sur l’intervalle. Je pense que c’est aussi ce qui permet de concevoir le saut de conscience : on ne va d’un point à un autre, mais on s’intéresse à ce qu’il y a entre eux – en musique, c’est le micro-ton, à la limite du silence, parce qu’on ne l’entend presque pas ; en danse, c’est le micro-mouvement, qui passe par des sensations, des sensibilités, qui approchent, pourrait-on dire, la cellule. C’est le travail de recomposer la rose à partir de ses pétales. Il faut partir d’un mouvement tout petit. C’est assez fou. Plus on entre dans cette exploration, plus on comprend qu’une vie entière ne nous suffirait pas à explorer totalement un seul de nos gestes. Et cela permet de se détacher intérieurement du monde, de son spectacle, de l’extériorisation des énergies, pour en faire une sagesse intérieure. Et c’est communicatif. Les élèves le sentent et vont ensuite rechercher eux-mêmes cette sensation de l’infini que leur a transmis le maître. »
Propos recueillis par Patrice van Eersel
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