Une transformation individuelle peut modifier la société
Posté par othoharmonie le 30 août 2014
Dans « Not by genes alone » (non traduit, University Of Chicago Press, 2006), le biologiste Peter J. Richerson et l’anthropologue Robert Boyd ont montré que l’évolution des cultures est beaucoup plus rapide que celle de nos gènes. Cette évolution favorise l’établissement d’institutions sociales qui définissent et veillent au respect de normes de comportements, afin d’assurer l’harmonie de la vie communautaire. Bien que porteurs des mêmes gènes que les hommes de l’antiquité nous sommes différents. C’est un processus darwinien, mais en version accélérée : en cinquante ans, un groupe fondé sur l’altruisme et la solidarité peut présenter des avantages décisifs sur un groupe fondé sur la compétition et l’égoïsme. Prenez l’avenir de notre environnement, qui intéressait fort peu de gens il y a trente ans et dont nul ne conteste l’importance aujourd’hui : une enquête a montré que 20 % des gens s’en fichent, 20 % sont prêts à faire des sacrifices quoiqu’il arrive et les 60 % restants sont disposés à faire des efforts pourvu que les autres en fassent autant. D’où l’importance des minorités actives qui transforment les idées et des figures exemplaires, comme Martin Luther King, Gandhi, Mandela ou le Dalaï-lama.
À la fameuse « banalité du mal », conceptualisée par Hannah Arendt, vous opposeriez une « banalité du bien » ?
La majorité des humains se comporte effectivement de façon altruiste la plupart du temps, souvent sans qu’on le réalise, et les gens abominables sont, fort heureusement, relativement rares. Certes, on peut se déshumaniser et dévaluer l’autre en étouffant en soi toute forme d’empathie. Au cours de massacre de masse, on désindividualise l’autre, on le compare avec mépris à un animal ou on le diabolise. De même, nous traitons chaque année des milliards d’animaux comme des choses, des produits de consommation et des machines à saucisses, alors que l’on sait pertinemment que les animaux ressentent la douleur, la souffrance et ont des émotions très semblables aux nôtres, ce qui est tout à fait logique du point de vue de l’évolution.
Les chercheurs travaillant sur l’altruisme convergent vers une sorte de « science de l’amour ». À quelle définition de l’amour parviennent-ils ?
Barbara Fredrickson, qui a fondé la psychologie positive avec Martin Seligman, dit que les émotions positives, telles que le contentement, la gratitude, l’émerveillement, l’enthousiasme, l’inspiration et l’amour ne procèdent pas simplement d’une absence d’émotions négatives : l’amour est bien plus qu’une absence de haine. L’amour n’est pas non plus réductible au coup de foudre romantique. L’amour exige que l’on passe à un stade plus constructif. C’est un exercice permanent au fil de la journée, une répétition constante d’une « résonance positive » avec l’autre, une l’attention portée aux autres, un renouvellement incessant du désir de comprendre leurs besoins réels et de les aider à les satisfaire.
J’ai cependant préféré utiliser le mot altruisme au mot amour, malgré son aspect un peu désincarné, parce qu’il permet plus facilement d’appréhender les deux niveaux où tout se joue : l’affectif et le cognitif. Aimer l’autre, ce n’est pas seulement ressentir de l’affection pour lui, c’est chercher à comprendre les causes de sa souffrance pour pouvoir y remédier. Car l’autre, quel qu’il soit, a quelque chose d’essentiel en commun avec moi : il souhaite être heureux. Et s’il souffre, il faut chercher à saisir pourquoi, avec la conviction que chacun a le potentiel nécessaire pour s’en libérer. Le Bouddha a montré que la principale cause de la souffrance est l’ignorance de la vraie nature du réel, notamment de l’interdépendance de tous les êtres. Penser qu’un être est fondamentalement mauvais ou haïssable, c’est opérer une projection, une distorsion de la réalité. Éprouver de la compassion pour les êtres qui sont plongés dans l’ignorance et désirer remédier à cette cause fondamentale est un processus cognitif.
Le bouddhisme a-t-il finalement servi à découvrir les mécanismes d’une « écologie de l’esprit » pouvant servir aussi aux non-bouddhistes, en particulier aux pédagogues ?
Socrate était grec, Lao Tseu chinois, Jésus juif, le Bouddha indien… cela n’empêche pas leurs messages d’intéresser tous les humains et tous les pédagogues. Le bouddhisme met l’accent sur les causes cachées de la souffrance. Nous désirons le bonheur, mais nous courrons sans cesse vers le malheur en toute inconscience. Trouver l’explication de ce mystère n’intéresse-t-il pas tout le monde ?
La méditation est très en vogue, mais elle n’est pas toujours centrée sur l’altruisme. On parle plus volontiers de « pleine conscience. »
Mon grand ami le Dr Jon Kabat-Zinn, fondateur de la méthode de « réduction du stress par la pleine conscience » (MBSR) et plusieurs autres pratiquants de la « pleine conscience » estiment que si vous méditez correctement, l’altruisme et la bienveillance vous viendront tout naturellement. Je veux bien le croire, mais pourquoi attendre que l’altruisme se manifeste comme un effet secondaire de la pleine conscience ? Je préfère penser comme le fait maintenant John Teasdale, l’un autre fondateur des « thérapies cognitives fondées sur la pleine conscience » (MBCT), qu’il vaut mieux inclure l’entraînement à l’amour altruiste dès le début de l’apprentissage de la méditation. La pratique de l’amour altruiste et de la compassion requiert de toute façon la pleine conscience, mais ils donnent à cette dernière une dimension encore plus vaste et positive.
Face à l’individualisme égotique, l’altruisme propose-t-il une vision crédible pour le XXI° siècle ?
C’est la vision la plus pragmatique que je puisse imaginer : pratiquer et enseigner une technique qui nous permet de nous débarrasser de cet égocentrisme effréné qui caractérise trop souvent le monde contemporain, avec toute la confusion que cela provoque. Dans Plaidoyer pour l’altruisme, je cite nombre d’expériences en cours, en particulier d’écoles où l’altruisme est enseigné aux enfants dès la maternelle avec des résultats remarquables. L’éminent psychologue Paul Ekman imagine même des « gymnases de la compassion » ! Il ne s’agit pas de nier l’importance de toutes les autres formes d’action, sociales et politiques, mais sans une motivation altruisme je ne vois pas comment nous pourrions résoudre les défis auxquels nous sommes confrontés. Il faut donc oser l’altruisme. Oser dire que l’altruisme véritable existe, qu’il peut être cultivé par chacun de nous, et que l’évolution des cultures peut favoriser son expansion. Oser, de même, l’enseigner dans les écoles comme un outil précieux permettant aux enfants de réaliser leur potentiel naturel de bienveillance et de coopération. Oser affirmer que l’économie ne peut se contenter de la voix de la raison et du strict intérêt personnel, mais qu’elle doit aussi écouter et faire entendre celle de la sollicitude. Oser prendre sérieusement en compte le sort des générations futures, et modifier la façon dont nous exploitons aujourd’hui la planète qui sera la leur demain. Oser, enfin, proclamer que l’altruisme n’est pas un luxe, mais une nécessité.
Extrait de l’entretien de Matthieu RICARD
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