Les va-nu-pieds font bouger l’Inde
Posté par othoharmonie le 5 octobre 2014
L’Indian Network on Ethics and Climate Change (Inecc) fait partie des réseaux indiens soutenus aussi bien par de simples associations citoyennes que par de grosses fondations. Il recense une foule d’initiatives qui, sur le terrain, modifient les esprits et les choses. Qu’il s’agisse de cultiver le riz de façon bio et autonome, de fabriquer artisanalement des fours solaires, des lampes au biogaz ou des microcentrales hydroélectriques, ou encore d’inventer de nouveaux systèmes de tri des déchets ou de transport, on est frappé par tout ce que l’Inde est en train d’engendrer en matière écologique, parfois dans ses zones les plus pauvres. Particulièrement remarquable, l’Université des va-nu-pieds, fondée par Bunker Roy, laisse pantois : des milliers d’analphabètes, majoritairement des femmes, gamines ou grands-mères, sont devenus des « ingénieurs » si doués dans les technologies vertes qu’on les demande jusqu’en Afrique pour enseigner à leur tour (allez voir les vidéos sur le Net !).
Bien qu’encore marginales, de telles expériences ont lieu sur tous les continents, partout où émerge une société civile active, sous forme d’associations des droits de l’homme (et plus encore de la femme), d’éducation populaire, d’économie sociale (avec des banques communautaires pratiquant le microcrédit), etc. Si cette floraison d’initiatives dispersées donne une impression structurée, c’est qu’elle alimente une vraie vision théorique. Formé à New Delhi puis au MIT, et enseignant l’architecture durable au Ramapo College du New Jersey, Ashwani Vasishth la définit ainsi : « Pour résister à des phénomènes aussi colossaux que le changement climatique, il nous faut revenir à l’idée de planification. Mais celle-ci ne peut plus se faire sans la participation des citoyens. En contrepoids d’une mondialisation contrôlée par les multinationales, l’individu de base se croit impuissant, alors qu’il détient un pouvoir potentiel colossal que nous appelons le “localisme”. C’est la somme des initiatives locales d’une région. Plus nous avançons dans la crise, plus nous réalisons que l’avenir appartient aux actions “contextualisées”, c’est-à-dire ajustées à l’endroit où elles se déroulent, ce dont les multinationales sont incapables. »
Le penseur le plus fin du localisme était l’économiste marocain Hassan Zaoual (1950-2011). Son livre « Socioéconomie de la proximité : du global au local » (L’Harmattan, 2005) explique comment la moitié de l’humanité survit, malgré la misère, hors des scénarios économiques officiels. Comment ? En s’inscrivant dans un lieu caractérisé par trois boîtes : 1) une « boîte noire » irrationnelle contenant des mythes fondateurs, des croyances, des révélations, des influences ; 2) une « boîte conceptuelle » contenant en particulier un modèle socio-économique dépendant des ressources locales et des modes politiques et culturels du lieu ; 3) une « boîte à outils » de techniques particulières, souvent artisanales, applicables à chaque moment de la vie et constituant le trésor de toute population, même très défavorisée.
Une vision spirituelle du monde
Mais les classes moyennes ne sont pas en reste dans la mutation en cours. En Inde, elles représentent 400 millions de personnes. Cadres ou chefs d’entreprise, ils font des envieux dans tout le pays. Pourtant ils s’interrogent. Aux Dialogues de Bangalore, plusieurs nous confient leur lassitude : « Je suis un jour à Hong Kong, le lendemain à Dubaï, le surlendemain à Johannesburg, je n’ai plus de vie ! » se plaint Dipit Desai qui ne sait pas combien de temps il tiendra. Informaticiens pour la plupart, ils citent volontiers le Web open source comme le système nerveux du « localisme ». Poussant plus loin la contestation, certains sont « retournés à la terre » tels Julie et Vivek Kariappa (lire l’encadré ci-contre) ou organisent des centaines de villages autour de réseaux de commerce bio et équitable – comme Bablu Ganguly, ex-leader trotskiste, devenu animateur du collectif agroalimentaire coopératif Timbaktu. Ce qui frappe le plus, c’est que ces esprits critiques se rejoignent dans une vision spirituelle du monde.
« La planète se couvre de business schools ! s’écrie Jeevan Kumar, directeur du Centre d’études gandhiennes de l’université de Bangalore. Il y en a 75 rien que dans notre ville ! L’avenir appartient à ceux qui osent imaginer un monde post-entreprises, une ère artistique et spirituelle où l’on réalisera qu’obliger des humains à vivre dans la laideur est un crime, tout comme polluer la terre, qui est réellement un être vivant. »
Au cinquième jour, Siddhartha, l’organisateur des rencontres, conclut en vieux sage, citant Krishnamurti – « Nous sommes le monde, le monde est nous » – puis Thich Nhat Hanh – « Notre tâche est de dépasser l’illusion de notre séparation ». « Toutes les grandes traditions spirituelles, dit-il, hindouisme, bouddhisme, judaïsme, christianisme, islam, se réfèrent à l’idée d’unicité. Derrière le masque des apparences, tous les êtres, humains et non humains, sont interconnectés. Si la liberté individuelle est un programme génial, son accomplissement ultime se situe dans la compassion, c’est-à-dire dans la prise de conscience que le destin d’autrui est aussi le mien. »
J’ai quitté Bangalore pendant la « grande nuit de Shiva », la seule de l’année où le dieu de l’énergie cosmique dort et où, en conséquence, les Indiens ne dorment pas, pour veiller à sa place. Le temps était calme et doux. Je me suis dit qu’ils s’acquittaient bien de leur tâche.
par Patrice Van Eersel
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