Par Yves Kodratoff
il n’y a pas un mais des chamanismes et je vais vous en présenter une version qui est «mienne» en un sens, mais je la ressens plutôt comme inspirée de celle des chamans sibériens d’avant l’URSS. Comment puis-je affirmer cela ? Pour l’expliquer, il va me falloir retracer succinctement mon parcours chamanique.
Pourquoi ai-je été attiré par le chamanisme ?
Je suis un scientifique qui a passé 45 ans de sa vie comme chercheur au CNRS. L’habitude de la recherche, au lieu de scléroser ma façon de penser, m’a plutôt incité à ne pas craindre les attitudes non conventionnelles, tout en les analysant sévèrement. Dès le début des années 70, j’ai rejoint ceux qui se lançaient dans l’écologie et les médecines alternatives et très tôt, les faits m’ont montré que l’attitude des scientifiques à l’époque, c’est-à-dire leur soutien majoritaire au système de pensée existant, était précisément opposé à ce que nous apprend la Science. J’ai alors fait diverses autres expériences hors de la science officielle mais qui ne m’ont pas vraiment convaincu. Cependant lorsque j’ai découvert le shiatsu, puis le chamanisme, puis les runes et la mythologie germanique du Nord, je n’ai pas hésité à fouiller en dehors de la rationalité scientifique pour explorer ces domaines d’un monde moins visible et plus sensible mais qui a sa logique propre.
J’ai bien entendu mené cette exploration en vivant diverses expériences à la limite, et même au-delà, de la rationalité. Mais ma formation scientifique m’a conduit à leur associer une recherche obstinée des textes contenant les sources originales rapportant les traces que l’on a conservées des mythes associés aux runes et aux mythologies. Au lieu de m’appuyer exclusivement sur mon vécu personnel, j’ai cherché à le comparer au vécu probable des créateurs des mythes qui m’inspirent.
Mon parcours chamanique
Il a commencé aux Etats-Unis, il y a une trentaine d’années, avec la «Foundation for Shamanic Studies» (Fondation pour les Études Chamaniques) de Michael Harner. Il s’agit d’un chamanisme très inspiré des indiens Hopi de Californie. J’ai suivi les divers stages de formation de cette Société jusqu’au dernier, appelé l’apprentissage de la «méthode Harner». J’ai alors continué à pratiquer librement, en particulier en organisant des «cercles chamaniques» mensuels à Paris pendant 3 ans. J’ai aussi souvent pratiqué au sein d’un groupe chamanique en Autriche. Tout ceci m’a évidemment influencé et m’a apporté un certain nombre de bases sur lesquelles j’ai progressivement construit ma propre approche au chamanisme. Un exemple un peu superficiel de cette influence, mais qui a beaucoup marqué l’esprit de ceux qui ont fait du chamanisme avec moi, est celui du chant «hé ho» que nous chantons à chaque séance et que j’ai connu par une cassette vendue par la Fondation.
Cependant, deux rencontres d’assez courte durée ont compté encore plus que les autres. Je n’ai passé que quelques jours avec Sandra Ingerman (une représentante de la Fondation qui donne de temps en temps des cours en France) mais sa «douce assurance» m’a fait une impression très forte et je l’ai absorbée pour l’intégrer dans ma pratique. Je n’ai passé que quelques heures avec deux chamans sibériens à pratiquer avec eux sans pouvoir communiquer verbalement, mais leur «stabilité violente» est venue rencontrer la forme de fureur odinique propre à la mystique des vieilles civilisations du Nord qui jouent un rôle si important dans ma vie. Ceci montre bien que ce chamanisme est loin, très loin, d’une pratique de type sagesse orientale : il comporte des chants, des danses, une libre expression des émotions, quelques fois des cris qui l’éloignent même d’un comportement social acceptable.
C’est à cette époque, il y a un peu plus de quinze ans, que j’ai rencontré les runes et la littérature nordique. J’ai alors débuté en parallèle l’étude de deux mythologies, celle des peuples du Nord et celle des sibériens. La mythologie nordique fait souvent référence, toujours de façon succincte quant aux détails opératoires, d’une pratique de type chamanique, appelée le seiðr. Ma passion pour cette mythologie et la religion qui y est associée s’est donc très bien accommodée de mon étude du chamanisme sibérien. C’est ainsi que j’ai doucement amassé à peu près toute la documentation ethnologique existant sur les chamanismes sibériens, surtout en anglais et en allemand, et en particulier celui des paléo-sibériens du nord et du Kamtchatka, alors que le plus connu est celui des néo-sibériens, qui ont été influencés par la civilisation mongole. Toutes ces lectures m’ont imprégné jusqu’à ce que je vive moi-même certaines des expériences qu’elles rapportent. J’aime aussi intégrer à ma pratique des témoignages rapportés par les ethnologues, comme par exemple le chant du «bouleau aux feuilles d’or» bien connu de tous ceux qui ont travaillé avec moi.
Visualisation, vision et hallucination
Pour faire comprendre la façon de pratiquer des chamans sibériens, je commence généralement par préciser longuement la différence entre visualisation, vision et hallucination. Ce ne sont que des mots, mais ce qu’on met derrière ces mots est capital dans la pratique chamanique. Précisons d’abord la différence entre ce que j’appelle une vision et une visualisation. Pour faire court, une visualisation est une impression, toujours visuelle, que vous avez vous-mêmes fabriquée, une sorte d’autosuggestion par laquelle vous provoquez des images qui apparaissent dans votre cerveau. Une vision est une impression, souvent visuelle, qui vous tombe dessus sans que vous l’ayez provoquée. La vision vous arrive toujours comme une surprise, elle met en jeu tout le corps et non pas seulement le cerveau, et elle peut être relative à un autre sens que le visuel. Elle peut être tactile, odorante ou gustative et elle est très souvent réduite à une simple impression, un sentiment ressenti, comme le bien-être, l’inquiétude, la lourdeur etc. Le problème du débutant est surtout de faire la différence entre une vision et une visualisation parce que nous vivons dans un monde qui pratique couramment la dernière qui laisse peu de place à la première. Presque toujours, le début des méditations dirigées que j’ai vécues dans le passé ou que l’on m’a rapportées est une demande du type «imaginez un endroit, transportez-vous dans cet endroit etc». C’est un exemple exact de ce que je viens de définir comme une visualisation. Cette façon de faire a l’avantage d’être facile à enseigner et d’être efficace pour toutes les techniques utilisant essentiellement l’intellect, mais elle a le défaut de conduire les gens à prendre leurs visualisations pour des visions. La Fondation ne recommande pas particulièrement la visualisation, mais ne donne pas d’instructions précises sur ce sujet si bien que, tout naturellement, la plupart des personnes formées par cette Fondation travaillent avec la visualisation.
Personnellement, j’ai évité ce piège grâce à l’enseignement de mon maître de Shiatsu, Sasaki sensei, qui nous tarabustait sans cesse pour nous forcer à «descendre dans notre hara». C’est pourquoi aujourd’hui j’essaie «d’interdire» aux débutants de visualiser. Non pas parce que c’est «mal», mais parce que c’est opposé au chamanisme primitif que j’essaie de pratiquer. Cela bloque très souvent les débutants et c’est un travail véritablement très long pour eux que de devenir attentif à un ressenti corporel qui laisse place à la vision. C’est pourtant par cette attention que l’on apprend à reconnaître une vision qui ne soit pas explosive, comme le sont les premières visions douces (et totalement non visuelles) que l’on obtient quand on est capable de «descendre» dans son ventre et de mettre de côté la pensée incessante et fébrile du cerveau.
Enfin, l’hallucination psychotique est très semblable à la vision mais l’halluciné croit que d’autres peuvent partager la même hallucination (qu’il appelle justement une vision) et surtout que son hallucination prime en importance sur tous ses autres comportements. Il y a évidemment un continuum entre vision et hallucination et le chamanisme apprend (plus ou moins, c’est un vrai problème à long terme !) à contrôler les visions afin qu’elles ne deviennent pas des hallucinations et ne soient jamais des visualisations.
En quoi consiste le travail chamanique
Le travail chamanique, qu’il s’agisse d’une formation ou bien d’un rôle social (en tant que chaman !) est toujours explicitement relié à la mort. Dans la mesure où notre société, étrangement, se spécialise dans l’oubli de la mort, on comprend l’hostilité qu’il attire et la fascination qu’il peut exercer de nos jours. La formation chamanique, au travers de tous les détours de son parcours, est destinée à amener l’apprenti/e à connaître sa propre mort. C’est évidemment une condition d’acquisition de toute connaissance initiatique permettant d’accéder à d’autres états de conscience. Mais les buts immédiats de ce travail sont, accessoirement, qu’il puisse accueillir la mort sans peur quand ce sera son heure et, essentiellement, qu’il/elle soit capable de gérer au mieux la mort des membres de son clan. Il m’est impossible d’expliquer verbalement ce que cachent ces dernières phrases, tout comme il est impossible, selon la plaisanterie, d’expliquer à un esquimau le goût d’une orange. C’est pourquoi je dois me contenter de décrire quelques-unes des propriétés chamaniques caractéristiques qui, sans être réellement communes, sont assez répandues pour pouvoir être comprises : la sortie hors de son corps et le contact avec des entités «supérieures» que les chamans appellent les Esprits, y compris les fameux animaux-esprits qui occupent tant de place dans les listes de discussion sur le chamanisme. C’est ainsi que je pourrai ensuite évoquer au mieux ce qu’était et peut encore être la fonction sociale du chamanisme, la différence entre la façon de travailler des chamans et des chamanes (les «femmes-shamans») et le rôle du masculin/féminin dans la pratique chamanique. Enfin, je pourrai revenir sur le sujet central au chamanisme : la mort.
La sortie hors du corps
La majorité des gens croit que ce phénomène est une invention, une simple imagination un peu folle. Il existe cependant aussi quelques personnes, beaucoup plus rares, qui quittent leur corps avec une trop grande facilité. Ou bien elles savent dissimuler leur capacité et elles ont une vie difficile mais à peu près normale, ou bien elles en sont incapables et on les considère comme des malades mentales psychotiques. Avant de décrire ce qu’est la sortie chamanique du corps, voici quelques exemples de sorties du corps ordinaires.
Il en existe de non traumatiques qui ressemblent beaucoup à une sorte de chamanisme naturel. Par exemple, chaque nuit, lorsque nous rêvons, nous sortons naturellement de notre corps. Qui ne s’est pas déjà réveillé brutalement en sursaut ? Il s’agit là d’un retour brutal dans notre enveloppe, quittée momentanément pour aller puiser dans nos visions nocturnes. Qui n’a pas aussi déjà eu l’impression d’être étranger à son corps, jusqu’à en oublier l’existence, de regarder les nuages et soudainement de voir le monde depuis leur altitude, ou encore de communiquer si intensément avec certaines personnes qu’on a l’impression d’être en eux ? Mais, plus simplement, cherchez dans votre passé pour vous assurer que vous n’avez jamais ressenti l’étrange impression d’être étranger à vous-mêmes, ceci sans avoir pris de drogue particulière. Vous avez peut-être rejeté cette impression une fois, plusieurs fois, et bien sûr, elle ne s’est plus jamais reproduite.
Cependant, l’immense majorité des sorties du corps ordinaires sont de nature traumatique. Que violence vous soit infligée par autrui, ou que vous vous l’infligiez à vous-même par l’intermédiaire de drogues, votre seule défense est de tenter de ne pas sentir la brutalité que vous êtres en train de subir. Les fonctions vitales ne sont plus à l’aise dans ce corps maltraité et ont tendance à le quitter autant que faire se peut. Elles se distancient de ce qui est en train de lui arriver comme pour être étrangères à la violence qu’il subit. Ceci est évidemment encore plus courant lorsque la personne maltraitée est encore dans l’enfance. Tout cela mériterait évidemment de longs développements, mais je n’en parle ici que pour montrer que la sortie chamanique du corps, celle qui nous intéresse ici, n’est pas si surprenante que cela. Ce qui est surprenant, c’est qu’on puisse apprendre à la réaliser sans subir de dommages et à réintégrer son corps avec la «douce assurance» qu’enseigne Sandra.
D’après ce que j’ai expliqué au début, nous pouvons comprendre que la sortie chamanique n’est ni une visualisation, ni une hallucination mais une vision. C’est une impression très douce, un chuchotement du corps par rapport auquel une visualisation a la force d’un hurlement.
Donc, pour apprendre cette forme de vision, la toute première chose est de ne pas se visualiser hors de son corps, mais plutôt de ressentir comment la conscience peut se déplacer dans le corps, comment il est possible de ressentir notre propre présence dans les diverses parties de notre corps. L’exercice de base pour apprendre à sortir de son corps se pratique à plusieurs. Ceux qui ont pratiqué avec moi savent que nous formons une ronde en nous tenant par les mains et que je conseille aux participants d’essayer de n’avoir conscience que de leurs mains, puis des mains qu’ils tiennent. Ceci est un des nombreux exercices qu’on peut exécuter pour apprendre à sortir de son corps en vue du chamanisme. Il est évident que le débutant ne sait pas trop s’il a réussi ou non à sortir de son corps. Pratiquer avec d’autres personnes plus familières avec cette sensation aide beaucoup à trouver les bonnes sensations qui correspondent exactement à une sortie du corps. Enfin, la sortie chamanique n’est pas indépendante de la place par laquelle la sortie a lieu. Sortir par son ventre, sa poitrine, sa tête ou son corps tout entier appartiennent à différentes sortes de chamanisme.
Le contact avec les Esprits, leur «parler»
Là encore, vous pouvez douter de la santé mentale de personnes qui «parlent aux Esprits» et il me sera plus difficile de donner des exemples ordinaires de ce comportement. La raison de cette difficulté est, elle, facile à expliquer : on ne peut entrer en contact avec les Esprits qu’en sortant de son corps. Comme la majorité des sorties ordinaires du corps se font dans la souffrance, la personne maltraitée a autre chose à faire que de s’occuper des Esprits. D’autre part, les sorties non contrôlées s’apparentent en effet à une maladie mentale. La différence entre une sortie maladive et une sortie chamanique s’explique simplement. Comme pour la différence vision/hallucination, le malade n‘arrive pas à se rendre compte que ses sensations sont purement personnelles et il cherche désespérément à convaincre les autres de l’urgence à ce qu’ils ressentent la même chose qu’eux.
Inversement, les chamans savent bien que leurs visions leurs sont personnelles et que même un autre chaman ne doit pas nécessairement avoir les mêmes. Enfin et surtout, leur comportement social reste en cohérence avec la société dans laquelle ils vivent, ils sont seulement un peu différents des autres. Dans notre société, chacun rêve d’être différent des autres, et les chamans sont donc tout à fait «normaux» en ce sens. Il est un pays où il existe une forte minorité qui ne sourit pas moqueusement quand on parle de rencontrer des Esprits, c’est l’Islande. Les Islandais connaissent deux formes principales d’Esprits des roches, ceux amicaux qu’ils appellent des «elfes» et ceux, dangereux, qu’ils appellent des «trolls». Les dépliants touristiques eux-mêmes signalent les lieux habités par des elfes à Reykjavik et le tracé de certaines routes a été modifié, à leur demande (celle des elfes !), pour ne pas les déranger.
Contrairement à ce qu’on voit couramment faire dans diverses traditions, les chamans n’appellent pas les Esprits. Ils sentent si les Esprits n’ont pas fui l’endroit où ils se trouvent et tentent d’entrer en communication avec eux. Les Esprits décident de répondre ou de rester silencieux. Cette communication peut se faire en parlant un langage humain, mais elle est plutôt de la nature d’une vision, elle aussi. C’est le corps entier qui ressent et s’adresse aux Esprits. C’est pourquoi il est si important que cette communication ne se limite pas à la parole. Les sons, les chants, les danses font partie intégrante de la communication avec les Esprits de façon à ce que tout le corps soit engagé. Le ridicule, souvent associé à ces comportements (sauf s’il s’agit de professionnels du chant ou de la danse), dénote que, entre notre «moi» et la magie de notre environnement naturel, il existe une coupure profonde que notre société nous inculque dès notre enfance. Un sourd n’émettant que des sons gutturaux peut chanter les Esprits bien mieux qu’un chanteur d’opéra, un paralytique dans sa chaise peut danser les Esprits bien mieux qu’un danseur de ballets. J’ai souvent vu des amis sensibles à la mystique de l’arbre prendre des arbres dans leurs bras et rester collés à eux dans une communication silencieuse. Je n’en ai jamais vu, sauf au cours de cérémonies chamaniques, chanter et danser un arbre. C’est justement un des rôles du chaman de chanter et danser les Esprits.
Les animaux-esprits («power animals»)
De très nombreuses personnes, qu’elles pratiquent ou non un chamanisme, se sentent mystérieusement attirées par un animal, et s’en servent tout naturellement pour se protéger des agressions extérieures ou pour trouver une force particulière qui leur semble nécessaire à un moment précis. Ce contact profond avec un animal constitue ce que j’ai déjà appelé une vision. Cette sensation, au moins au début, s’empare de votre corps entier mais, si vous avez l’habitude de visualiser, cette présence risque de se déplacer de votre corps vers votre intellect. Et c’est comme cela qu’une sensation délicieusement vivante de votre jeunesse peut devenir, en une dizaine d’années, un banal souvenir. Au contraire, l’habitude de penser avec votre corps tout entier vous permettra d’éviter cette perte de sensibilité.
Si vous désirez vraiment pratiquer le chamanisme, mettons-nous d’abord d’accord sur le vocabulaire. La Fondation et presque tous les anglophones appellent ces esprits des «animaux de pouvoir» et j’avoue que cette façon de parler me dérange beaucoup. Si vous cherchez un «pouvoir», laissez tomber le chamanisme. Dans la société néo-sibérienne, au moins, les chamans ont en effet un pouvoir temporel important, mais il est associé à une vie particulièrement difficile et dangereuse. Dans notre société, attendez-vous plutôt à soulever l’ironie que l’admiration.
J’entends aussi souvent qu’on les appelle des «animaux totems » ce qui suppose une erreur d’appréciation. Un totem est en effet un Esprit, mais il est commun à un clan, il n’appartient jamais à une seule personne. Bon… si vous pensez faire un clan à vous seul, alors vous pouvez avoir un «totem». C’est pourquoi je n’ai rien trouvé de mieux que de les appeler des «animaux esprits». Si vous avez appris à avoir des visions qui habitent votre corps tout entier, à sortir de votre corps, alors vous n’aurez aucun problème à «rencontrer» des animaux esprits. Mais en pratique, on les rencontre avant d’être vraiment prêt pour eux, cela fait partie du travail de l’apprenti chaman.
La consigne, hélas impérative, que je donne alors est opposée à celle des gens qui vous disent «Venez rencontrer vos animaux-(de pouvoir, -totem, etc.)». C’est l’inverse que je propose de faire : «Mettez vous dans un état tel que soyez capable de reconnaître une vision, et attendez que la vision d’un animal ou de tout autre phénomène naturel s’impose à vous». En d’autres termes, vous n’allez pas chercher «vos» (déjà ce possessif est de trop !) animaux esprits, ce sont eux qui vous cherchent ou non. Comprenez aussi que vous n’êtes pas si important que cela pour eux et qu’ils risquent de vous solliciter avec discrétion. Si vous rejetez leurs timides avances, soyez sûrs qu’ils ne reviendront pas ! J’ai une assez grande expérience de personnes qui n’osent pas faire ce que les Esprits leurs demandent, et qui ont ensuite besoin d’un long travail pour récupérer après cette erreur.»
Le travail des chamans
Selon les sociétés anciennes, le rôle social du chaman est toujours très important, mais pas toujours si honoré qu’on peut le croire. Nous en reparlerons dans le prochain paragraphe. Ce que je veux souligner maintenant c’est que, dans la société actuelle, c’est tout juste si le rôle du chaman n’est pas celui d’un clown. Le succès de la formulation malheureuse de Mircea Eliade, qui a donné pour titre à son livre : «Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase», fait croire que le chamanisme produit des états extatiques, ce qui est une absurdité. Les gens sont curieux, ils ont lu quelques bribes d’information sur le chamanisme et ils désirent «voir ce que c’est» comme ils disent. Quand ils le peuvent, ils assistent à une cérémonie chamanique en curieux et, par leur seule présence, ils dérangent ceux qui désirent faire un travail sérieux, si bien que la séance à laquelle ils assistent confirme leurs présomptions : le chamanisme c’est du bidon ! Cela m’est arrivé tant de fois, avec tant de personnes, qu’il ne m’est plus possible maintenant de pratiquer dans ces conditions un peu déshonorantes. Je suis donc obligé de n’accepter des participants que sous condition, bien que cet aspect «sélection» ne soit pas très agréable, ni pour eux, ni pour moi.
Parlons donc du travail d’un chaman dans une société primitive. La mode américaine d’appeler les chamans des «medicine-men» a favorisé la croyance en leur rôle de guérisseurs. Ce n’est pas faux, mais très insuffisant quand on pense aux clans sibériens. Comme je vous l’ai déjà laissé entendre, leur rôle principal est de protéger le clan des âmes des morts qui restent coincées dans leur ancien environnement, que ce soit par refus de le quitter ou parce qu’elles semblent ne pas avoir réalisé ce qui leur est arrivé. Le chaman est chargé d’aide rnous appelons le séjour des morts». Cette expression recouvre une vision que je ne suis incapable de vous faire partager. Mais, dans la vie de tous les jours, le chaman est surtout un conteur, dépositaire de la mémoire du clan, qui est capable, dans les moments difficiles, d’adapter une situation heureusement vécue dans le passé pour résoudre un problème du présent. Il est aussi celui qui sait nourrir son clan dans le respect du gibier, tout en veillant soigneusement à ce que l’âme de l’animal ne puisse trouver l’endroit où séjourne le clan. Bien entendu, il connait les plantes qui guérissent et agit en effet comme un médecin du corps et de l’âme. La magie qu’il utilise est toujours opérative, il agit pour le bien de son clan. Il existe dans la tradition nordique un exemple de magie oraculaire très célèbre car la saga qui le rapporte l’a décrit en grand détail. Comme le montre l’analyse serrée de Dillmann, la voyante n’a aucun des comportements classiques d’un chaman. Ceci confirme mon impression que le chamanisme oraculaire n’existe pas chez les sibériens, car je n’en ai rencontré aucune description rapportée par des ethnologues, pourtant tous bien au courant de ce genre de pratique. La prévision d’un chaman sibérien a toujours le caractère soit d’une bénédiction soit d’une malédiction, elle est donc opérative. La prophétie est une autre technique de vision, étrangère au chamanisme sibérien.
Le chaman et la chamane
Chez les néo-sibériens, le statut social du chaman est celui d’un membre dirigeant du clan. Il attire donc des candidats et plus souvent des hommes que des femmes. Néanmoins, il existe chez eux une différence fondamentale entre chamans dits noirs et chamans dits blancs qui n’a rien à voir avec ce que nous appelons la magie noire et la magie blanche. Les chamans blancs jouent une sorte de rôle consolateur, ils sont confidents des peines de chacun. Leur rôle est donc très limité, comparable à celui des psychothérapeutes dans notre société. Les chamans noirs sont ceux qui sont en contact avec les Esprits et qui ont donc charge des rôles que je viens de décrire dans le paragraphe précédent. Les hommes sont chamans des deux sortes. Il y a un nombre beaucoup plus petit de chamanes mais il semble qu’elles soient toutes des chamanes noires. En d’autres termes, il n’y a pas de pseudo-chamanes comme il y a des pseudo-chamans. Elles remplissent sans problème le même rôle que les hommes. C’est seulement dans la chasse que leur rôle peut différer. Je n’ai rencontré aucune description précise d’un tel cas où le clan devait s’adapter à cette situation. Chez les paléo-sibériens, les prêtres sont toujours des hommes, et aucune femme n’est prêtre. Mais les chamanes ont une condition sociale radicalement différente des chamans.
D’un côté, les chamanes sont des femmes «libres» nées dans le clan. D’un autre côté, les chamans sont des esclaves masculins, aussi utilisés comme esclaves sexuels par les hommes libres. Ce fait ethnologique rappelle la fameuse phrase de Snorri Sturluson, décrivant dans l’Ynglinga saga la pratique du seiðr nordique : «Le seiðr, quand il est exécuté à la perfection, est suivi d’une si grande disposition à l’ergi qu’on dit qu’il est honteux pour un homme de le pratiquer. Cette technique était enseignée par les prêtresses». Et le mot ergi désigne précisément ce qui arrivait aux esclaves dont je viens de parler. Ainsi, chez les paléo-sibériens, le chamanisme, comme chez les Nordiques le seiðr, étaient réservés à des hommes utilisés comme objets sexuels. Dans les deux cas, les hommes ainsi maltraités, malgré leur facilité à entrer dans d’autres états de conscience, étaient considérés comme des rebuts de l’humanité dont on peut dire au mieux qu’ils n’avaient aucun statut social.
Ainsi, on ne peut pas dire que le statut des chamans soit toujours celui d’un dirigeant, malgré le pouvoir dont ils disposent. Par contre, dans les sociétés où les chamans ont une forte reconnaissance sociale, alors le statut de la chamane est équivalent à celui d’un chaman. On a même pu repérer récemment des tribus indiennes d’Amérique où la femme medicine-man ne change pas de statut sexuel : elle est mariée et a des enfants. Elle change cependant de genre social : elle est considérée comme un homme. Il est tout à fait possible que les ethnologues «vieux style» qui ont étudié les sibériens entre le 18ème siècle et le début du 20ème aient été aveugles à ce phénomène du fait des préjugés en cours à leur époque. Un exemple amusant d’un tel comportement est qu’on ne nous a rien rapporté sur la liberté des femmes dans la société kamchadale ancienne. La seule indication que nous ayons est la plainte de Georg Steller, dans les années 1740 : il se plaignait de ce que les femmes qui acceptaient de lui recoudre ses vêtements réclamaient en retour des prestations sexuelles. Sauf ce témoignage quasi accidentel, l’image de la femme kamchadale dont nous disposons est celle d’une personne sans aucun trait marquant, et nous ne savons presque rien de leur façon de pratiquer le chamanisme.
Plutôt que l’aspect féministe des faits que je viens de vous rapporter, il est important pour moi ici d’insister sur l’importance accordée aux chamanes chez les paléosibériens et les nordiques. En fait, les ethnologues nous rapportent maintes histoires de chamans qui avalent des charbons ardents, et autres pitreries. La malédiction prononcée par un chaman et décrite en détail par Czaplicka est une exception. Mais quand, rarement, ils décrivent le comportement d’une chamane, ils rapportent presque systématiquement que c’était «une grande chamane». Cette remarque m’a conduit à regarder d’un oeil attentif le comportement des personnes avec qui j’ai pratiqué le chamanisme, selon leur sexe. Bien entendu, l’exemple de Sandra m’a fortement impressionné, mais j’ai aussi noté que, chez les débutants, les hommes sont pour ainsi dire bloqués dans leur corps et ont une peine incroyable à ressentir leurs visions. Sans vouloir en faire une théorie rigide, il me semble donc que les chamanes ont «plus de pouvoir» que les chamans. En particulier, quand il s’agit de magie opérative, qui a donc un effet pratique autre que psychologique, je me sens souvent dépassé par des débutantes qui agissent pour ainsi dire à l’instinct, bien qu’elles aient encore besoin de longues années de travail pour réellement devenir des chamanes.
J’ai aussi remarqué dans les oeuvres des ethnologues qu’ils insistent sur deux points quand ils décrivent ce qui est lié au sexe des chaman(e)s sibérien(ne)s.
Le premier point est qu’ils ont remarqué des chamans portant les vêtements typiques de la femme et que souvent des chamans/chamanes se mettent en couple avec un/e homme/femme et vivent alors une vie maritale opposée à l’usage dans le clan.
Le deuxième point est qu’ils croient pouvoir affirmer que ces comportements inhabituels dans la société ibérienne ne sont absolument pas comparables à une acceptation en soi-même de la composante du sexe opposé. Qu’un(e) chaman(e) sibérien(ne) puisse comprendre et développer en eux la composante du sexe opposé leur paraît impossible. Mais comment valider une analyse aussi fine ? De par mon expérience personnelle et à travers les différents échanges que j’ai eus avec des chaman(e)s, je m’oriente tout naturellement vers une position contraire.
Voici une présentation rationnelle de cette expérience. Tout d’abord, vous avez bien compris que le chamanisme nous amène à entrer en contact avec des Esprits de diverses natures. Les plus éloignés de nous sont les Esprits des roches que les Islandais nomment elfes ou trolls. Or ces contacts, issus de sensations subtiles mais profondes et que j’ai appelées visions, ne peuvent pas prendre place sans un respect sincère pour les Esprits et ceux qui les portent, roches, arbres ou animaux. Il semble très naturel que cette sensibilité soit étendue aux êtres qui nous sont chers, quelque soit leur sexe. On peut alors parler de contact d’âme à âme et, dans ce cas, pourquoi ne serait-il pas possible d’acquérir au moins en partie ce qu’on admire chez l’autre ? C’est bien pourquoi, à mon avis, le chamanisme conduit nécessairement à une intégration du Féminin chez les hommes et du Masculin chez les femmes. Il est aussi évident que ceci n’a rien à voir avec sa propre libido sauf pour favoriser le contact avec ceux que votre libido vous pousse à apprécier.
Tout ceci, en y ajoutant le statut social des chamans, explique de façon très simple les observations des ethnologues. C’est ainsi qu’un chaman sibérien peut porter des robes et rester viril : il affiche alors le fait qu’il est un aussi bon chaman que les femmes. De la même façon, dans la mesure où le statut social des hommes est supérieur à celui des femmes, les chamanes ont la possibilité de s’affirmer en tant qu’appartenant au genre social masculin. Quant à ceux/celles qui ont une libido homosexuelle, ils/elles peuvent l’assumer sans crainte, ce qu’ils/elles ne se gênent pas pour faire.
La mort
Il m’est impossible de vous décrire en détail ce qu’est la mort d’un point de vue chamanique pour deux raisons. D’une part c’est une vision et son contenu n’est pas transmissible par la parole à toute personne qui n’a pas déjà partagé cette vision. D’autre part, c’est un but de travail dans la formation chamanique. Ma vision de la mort est personnelle, et je ne souhaite pas influencer quiconque en troublant sa propre vision de la mort. Je peux quand même vous dire que ce que j’ai vécu reflète assez bien le comportement éthique des morts durant leur vie. En fin de compte, les religions qui ont suivi et bâti sur le chamanisme, ne l’ont rejeté qu’en apparence. Elles ont seulement rajouté des notions de récompense ou de punition à une croyance bien plus ancienne qu’elles, celle que notre sort dans la mort reflète, dans une certaine mesure, notre comportement dans la vie. Depuis notre jeunesse, chaque jour, nous faisons des choix dans la façon de mener notre vie. Ces choix, conditionnent notre vieillesse et influencent notre sort après la mort. Mais c’est bien sûr à chacun d’acquérir cette connaissance et de faire au mieux avec !
Conclusion
En guise de conclusion, voici de petits aphorismes qui résument l’ensemble de cet article bien qu’ils isolent des idées qui sont en réalité dépendantes les unes des autres.
Texte issu du Magazine « Païens d’aujourd’hui »